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LE SILENCE 

Maîtrise de la parole en vue de la contemplation dans les monachismes


 

DOM MAYEUL DE DREUILLE

( Extrait de "Deuxième rencontre  Bouddhistes-Chrétiens : Parole et silence" - Pentecôte 84
Organisée par l'Institut Karma-Ling )


Le silence et la maîtrise de la parole sont des observances monastiques que l'on retrouve, avec diverses variantes, dans la plupart des religions, Ce fond commun et ses différences, aident à percevoir la valeur du silence pour la recherche spirituelle, tout en distinguant les voies propres à chaque religion.

LE SILENCE DANS LE MONACHISME HINDOU

Le silence a toujours tenu une place importante dans la vie du moine hindou, La maîtrise de la parole fait partie de l'ascèse demandée au novice avec le jeune et le retrait du monde (1). Dans les textes primitifs, le moine est même appelé "muni", le silencieux. Voici sa description par l'une des règles les plus anciennes :

"Il doit vivre sans feu, sans maison, sans plaisirs ni protection, restant silencieux, n'ouvrant la bouche que pour réciter les Védas, mendiant au village juste ce qu'il faut pour rester en vie, il mène une vie errante, sans se soucier de rien(2).

Les Lois de Manou donnent des indications similaires, précisant que " sa parole doit être purifiée par la vérité, son esprit doit rester pur ", Il doit également supporter les injures sans répondre et réprimer sa colère, ne mettant ses délices qu'en la présence de Dieu et dans le désir d'union à Lui, par la libération finale.

Le but de cette discipline est donc tout d'abord d'éviter les écarts de paroles, tels que la colère ou le mensonge, qui entraînent l'homme vers le monde des illusions. Mais la raison ultime du silence est la quête de la vérité, c'est-à-dire de la présence divine cachée derrière la surface des choses ; la découvrir demande une réflexion profonde, c'est pourquoi le silence est essentiellement lié à la méditation :

"On doit méditer en silence sur la divine présence comme ce en quoi toute chose est, vit et se dissout. Comme ceux qui, ne sachant où est la cache pleine d'or enfouie dans le champ, passent et repassent au dessus du trésor sans le découvrir, ainsi tous les êtres poursuivent leur vie jour après jour sans trouver en eux-mêmes le monde de Dieu, parce qu'ils sont enveloppés dans l'irréalité.., Le nom de ce Dieu est Vérité"(4).

Le Sage Gourou " cherche donc à rendre son disciple de plus en plus silencieux à l'intérieur de lui-même ; il lui apprend à se dégager des objets perçus par les sens ou jaillissant de son imagination, à fixer son attention sur un point unique et à répéter indéfiniment avec dévotion le nom de Dieu. Plus tard, quand le disciple, suffisamment libre de désirs, a goûté quelque chose de ce silence intérieur, le gourou lui enseigne enfin cette science suprême du Brahman, en sa teneur réelle, celle par laquelle on connaît le Vrai, l'homme impérissable au-delà de la mort ". (5)

Cette recherche prend l'homme tout entier. Aussi beaucoup d'ascètes hindous font-ils de longs stages dans la solitude, pratiquant la vie errante ou érémitique ; certains font même un voeu de silence, qui dure parfois plusieurs années. La Brihadarayaka Upanishad ne dit-elle pas :

" Que les Sages, ceux qui connaissent et réalisent le Brahman, mettent en pratique leur sagesse, qu'ils ne s'appesantissent pas sur beaucoup de mots, car dans la parole il n'y a qu'ennui "(6)

Au delà des mots et des concepts, c'est la Présence intérieure du divin qu'il faut découvrir, La Katha Upanishad décrit bien ce processus :

"Au-delà des sens est la pensée,
au-delà de la pensée, le pur intellect,
au-delà de l'intellect, la grandeur(7)
au-delà de la grandeur, le Non Manifesté.

Au-delà du Non Manifesté est l'Esprit...
sa forme ne se trouve pas dans notre champ de vision.
Personne ne peut le saisir avec l'oeil,
en l'approchant par le coeur, la pensée et l'esprit,
ceux qui le connaissent deviennent immortels.

Quand les cinq organes de perception sont silencieux,
et l'esprit aussi, quand le raisonnement ne fonctionne pas,
c'est cela qu'on affirme être la voie suprême.
Ce qu'on estime être le yoga, c'est la ferme concentration des sens,
l'homme alors devient pure attention,

Ni par la parole, ni par la pensée, on ne peut l'atteindre,
ni par le regard,
Comment donc se laisse-t-il percevoir,
sinon en disant : " Il est ". (8)

Ce " Il est " n'est pas un mot simplement prononcé par les lèvres, c'est l'expérience, la "réalisation" du contact avec le divin au plus profond de l'être.

Le véhicule pour descendre dans le grand silence intérieur, est en général la répétition d'un "mantra ", dont le plus célèbre est la syllabe "Aum", nom divin, résumé de tous les sons. C'est lui qui permet d'atteindre "sur l'autre rive " la caverne ou lotus du coeur, siège de la divinité. (9)

"Aum est l'arc, le soi est la flèche,
Brahman (Dieu) est assurément la cible qu'on atteint
par la concentration, Ainsi on devient uni
avec Brahman, comme la flèche avec la cible(10).

L'image de la flèche et de la cible vient assez naturellement pour décrire la recherche de l'union à l'Absolu. On la trouve dans le Zen et aussi chez Saint Grégoire de Nysse. Elle recouvre sans doute une expérience profonde assez semblable dans les diverses religions, bien que conceptualisée de façons très variées suivant les cultures et les croyances, Nous allons le voir en étudiant la notion que les Bouddhistes ont du silence.

LE SILENCE DANS LE MONACHISME BOUDDHIQUE

La maîtrise de la parole fait partie des dix Règles de bonne conduite exigées du novice bouddhiste dès son entrée au monastère le moine promet ainsi d'éviter la violence envers autrui en pensées, paroles ou actions, notamment par le mensonge et la tromperie. Tout cela fait partie de la garde des sens qui permet aussi d'éviter ce qui est contraire à la chasteté et de laisser le corps prendre ses aises (11).

La règle prévoit même que le maître doit enseigner aux jeunes comment se comporter. D'après le Vinaya, cette règle fut éditée par le Bouddha parce que certains laïcs s'étaient plaints, disant:

"Ils ne mettent pas correctement leurs robes, ils se promènent dans le village en parlant et en riant, ils séjournent dans le réfectoire en parlant et font du tapage pendant les repas" (12).

Cette maîtrise de soi n'est pas seulement affaire de convenance, elle vise avant tout au développement de la recherche spirituelle en lui procurant une ambiance favorable ; c'est un point que souligne le Sutta Pitaka et bien d'autres Ecritures postérieures appartenant aux diverses écoles bouddhiques. Le Lotus de la Bonne Loi dit par exemple :

"Lorsqu'il sera seul, occupé à sa lecture, dans un lieu éloigné de tous les hommes, dans une forêt ou dans les montagnes, alors je lui montrerai ma forme lumineuse, ou je rétablirai de ma propre bouche ce qui lui aura échappé par erreur dans sa lecture". (13)

Comme l'Hindou, le moine bouddhiste cherche en effet dans sa méditation à contrôler ses pensées pour dépasser le sensible. Mais son sens aigu de l'appartenance à une communauté lui fait rechercher avant tout la solitude intérieure, Le Bouddha estimait qu'un séjour en forêt pouvait être utile à certains moines, pas à tous. On raconte qu'il dit à un ermite :

" Théra, tu vis bien en solitaire de cette façon, mais, Théra, je te parlerai d'une méthode dans laquelle la solitude peut être accomplie en tous ses détails ". Et le Bouddha expliqua son opinion " Ici, Théra, tout ce qui est passé doit être abandonné, tout ce qui se produit dans le futur doit être abandonné, le désir et la concupiscence dans la personnalité présente doivent être bien maîtrisés. De cette manière, Théra, le véritable idéal de la solitude peut être accompli en tous ses détails. (14).

Dans la même perspective, le Bouddha interdit à ses moines de prendre le voeu de silence qui lui semblait une pratique étrangère, venant d'autres sectes et nuisant à l'unité de la communauté (15),

Par contre, les diverses écoles bouddhistes ont élaboré de nombreuses formes de méditation qui, dans leur processus général, tendent à purifier l'esprit des illusions du monde sensible pour éveiller à la vraie nature des êtres.

Il s'agit de pacifier l'esprit et le corps par un contrôle strict des pensées pour dépasser la réflexion intellectuelle et entrer en contact silencieux avec la réalité profonde sous-jacente à tout être. Par diverses méthodes, qui impliquent souvent la récitation d'un mantra, on concentre l'attention sur un champ de plus en plus étroit qui, finalement, disparaît pour laisser place au Nirvana, le "vide", le non qualifié, Réalité suprême, Océan de paix où l'homme désire s'immerger pour une éternité bienheureuse. C'est là le fruit suprême du silence.

Terminons en citant un texte ancien, le Dhammapada, qui résume bien l'attitude générale des moines bouddhistes envers le silence :

"Il est bon de contrôler l'oeil. Il est bon de contrôler l'oreille, il est bon de contrôler le nez, il est bon de contrôler la langue. Il est bon de contrôler le corps, Il est bon de contrôler la parole. Il est bon de contrôler l'esprit. Dans tous les cas le contrôle est bon. Le Bikkhu (le moine) qui se contrôle de toute façon est affranchi de la souffrance, Le Bikkhu qui contrôle sa langue, mesuré dans ses paroles, qui n'est pas bouffi d'orgueil, interprète la doctrine en l'éclairant et ses paroles sont douces...

Il n'y a pas de concentration pour celui qui manque de sagesse, il n'y a pas de sagesse pour celui qui manque de concentration. Il est vraiment près du Nirvana, celui en qui se trouve la concentration et la sagesse. Le bikkhu qui, dans une demeure solitaire tranquillise son esprit, goûte une joie surhumaine dans la claire vision de la doctrine,,, On est son propre protecteur, Qui d'autre pourrait être le protecteur ? Donc contrôle-toi comme le marchand maîtrise son cheval impétueux. Empli de joie, transporté par le message du Bouddha, le Bikkhu atteint l'état tranquille, l'apaisement heureux des conditionnés. Même un jeune Bikkhu qui se consacre à la doctrine du Sublime Eveillé, illumine le monde comme la lune émergeant des nuées". (16)

Hindouisme et Bouddhisme ont donc beaucoup de points communs dans leur attitude vis-à-vis du silence, Ils considèrent d'abord la maîtrise de la langue comme faisant partie de l'ascèse indispensable pour que le moine puisse éviter l'attrait des biens illusoires de ce monde qui l'empêche de s'attacher à l'essentiel, Le silence fournit ensuite une atmosphère propice à la recherche spirituelle et à l'acquisition de la sagesse. Enfin, la concentration, souvent favorisée par la récitation d'un mantra, s'acquiert par la maîtrise de la pensée, puis par son dépassement pour atteindre l'Absolu et s'établir dans sa Paix.

Il existe des groupes si divers à l'intérieur de ces deux religions qu'il est difficile de donner pour le silence des caractéristiques de chacune d'elles n'offrant pas d'exceptions. D'une façon générale, on peut cependant dire que le silence dans l'hindouisme est envisagé de façon plus individuelle et qu'un bon nombre d'ascètes fervents font le voeu de silence pour des périodes plus ou moins longues,

La ligne de recherche des Bouddhistes est plus communautaire ; la méditation est souvent préparée par une psalmodie, ils insistent davantage sur la maîtrise de la parole dans le monastère et se fient à des méthodes de méditation très élaborées dont le développement est en général suivi de près par un maître.

PRIERE SILENCIEUSE DANS L'EGYPTE ANCIENNE

Avant de passer au monachisme chrétien, il est bon de noter que, dans le pays même où il a pris son essor, en Egypte, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, des gens avaient l'habitude d'aller passer quelques jours dans les grottes du désert près de Thèbes. Ils venaient dans la solitude "pour voir Amon" ou la déesse Meret Seger, "qui aime la silence". Cette coutume était enracinée dans toute une tradition puisque des papyrus anciens invitaient des gens à la prière silencieuse qui part du fond du coeur :

"Ne multiplie pas les paroles,
garde le silence si tu veux être heureux,
ne fais pas retentir ta voix dans la demeure paisible de Dieu,
il a les cris en horreur.
Quand tu as prié d'un coeur aimant,
dont toutes les paroles sont cachées,
il t'accorda ton nécessaire
il écoute ce qui tu lui as dit,
il reçoit encore ton offrande" (17)

Concluons par cette prière au Dieu Tot :

"O Tot, tu as un puits délicieux
pour celui qui est épuisé dans le désert;
un puits qui reste fermé pour le bavard
mais s'ouvre pour le silencieux.
Quand l'homme silencieux s'approche, le puits révèle son existence,
quand l'homme bruyant arrive, tu demeures caché" (18),

LE SILENCE DANS LE MONACHISME CHRETIEN AVANT SAINT BENOIT

Le monachisme chrétien a pu recevoir quelques formes d'expression venant des autres religions. Mais sa source est avant tout dans l'Evangile. Nous examinerons donc brièvement les exemples de silence fournis par le Nouveau Testament, puis la pratique du silence chez les grands fondateurs du monachisme chrétien. Au vu de ces sources, nous pouvons mieux saisir la pensée de Saint Benoît telle qu'elle est exprimée dans sa Règle.

LE NOUVEAU TESTAMENT

On a souvent fait remarquer comment la naissance et l'enfance de Jésus s'entourent de silence. De son père adoptif, Saint Joseph, on ne rapporte aucune parole, Jésus naît au milieu de la nuit, et, à part l'épisode de la visite au Temple, en sa douzième année (Luc 2, 41,52), les Evangélistes gardent un silence total sur la première partie de sa vie. Ils rapportent qu'il commença son ministère par une retraite de quarante jours au désert, puis, dans sa vie publique, tous notent qu'il se retirait dans la solitude pour prier (19). D'après Saint Luc, qui mentionne au moins cinq fois la chose (20), on voit bien que c'était chez le Seigneur une habitude de vie :

"Sa réputation se répandait de plus en plus... mais lui se retirait dans les solitudes et priait" (Lc 5,16).

Chez les disciples de Jésus, la prière silencieuse nous est présentée comme nourrie de sa parole et de ses exemples, Marie "gardait dans son coeur" (Lc 2,51) les mots et les gestes mystérieux de son Fils, et une autre Marie, soeur Marthe, avait choisi la meilleure part :

"S'étant mise aux pieds de Jésus, elle écoutait sa parole ". (Lc 10, 39.42)

Notons enfin que Saint Paul se prépara à sa mission par une retraite de trois ans dans le désert d'Arabie (Gal 1, 17.18)

LES PERES DU DESERT

Lorsque les premiers moines chrétiens se retirèrent au désert, c'était avec le désir d'être libérés des tracas du monde et de pratiquer à la lettre la consigne évangélique de "prier sans cesse".

Saint Arsène, avec sa devise "Fuis, tais-toi, cherche la paix", est l'exemple typique de cette démarche (21). Mais dans la vie de Saint Antoine, le père des moines, on lit qu'il pouvait à la fois prier sans cesse et travailler toute la journée parce qu'il était très attentif à la parole de Dieu, lue chaque dimanche à la messe, et que sa mémoire lui tenait lieu de livre (22).

A sa. suite, les Pères du Désert redoutaient la liberté de parole comme un ennemi mortel. Parlant d'elle Abba Agathon dit :

"Elle ressemble a un vent brûlant et violent ; chaque fois qu'il se lève, tous fuient devant lui et il détruit les fruits des arbres... Il n'y a pas de passion plus redoutable que la liberté de langage, car elle est génératrice de toutes les passions" (23),

Un bon nombre d'apophtegmes parlent du silence, Abba Poemen disait par exemple :

" Il est écrit "Pour celui qui répond avant d'écouter, sottise et honte ; si tu as interrogé, parle, sinon tais-toi, A un autre frère il dit encore "Si tu es silencieux, tu obtiendras le repos en quelque lieu que tu habites " (24),

Mais, s'adressant plutôt à des ermites, les Pères soulignent surtout la nécessité du contrôle des pensées, car "la source de toute malice est de se laisser aller dans les pensées" (25).

SAINT PACHOME

Saint Pachôme s'occupait de communautés de Cénobites. Il commence donc par leur indiquer les lieux et les temps où le silence est particulièrement nécessaire (26), c'est à dire pendant l'office (27), les repas (28), la nuit (29), les déplacements (30), la travail commun (31), et tous les lieux où la communauté est rassemblée (32).

Dans tous ces textes, la conversation mondaine et le rire sont souvent associés à la parole, c'est donc la dissipation que vise surtout Pachôme. Mais il est important de remarquer la raison continuellement donnée pour garder le silence c'est la nécessité pour la moine de "méditer ou réciter quelques passages des Ecritures" (33).

Enfin toutes ces remarques donnent l'impression que le silence était strict quand toute la communauté était assemblée, mais que les petits groupes, dans la maison ou au travail, pouvaient réfléchir ensemble sur l'Ecriture ou échanger sur des sujets religieux. Silence et parole visaient donc une meilleure compréhension de l'Ecriture qui conduit la moine à Dieu.

SAINT BASILE

Pour Saint Basile (34), le silence est une atmosphère qui règle habituellement dans le monastère (35). Elle est le résultat d'un effort de maîtrise de la parole auquel le novice doit s'exercer dès son entrée :

"Il est bon que les nouveaux venus s'exercent au silence. En même temps qu'ils donneront une preuve palpable de leur emprise sur eux-mêmes, en dominant leur langue, ils s'appliqueront avec zèle, en gardant un silence constant et parfait, à apprendre de ceux qui savent manier la parole comment interroger et comment répondre. Le ton de la voix, la discrétion dans les paroles, le moment opportun, les termes familiers et particuliers à ceux qui vivent dans la piété, autant de choses (qu'ils ont) à connaître... C'est pourquoi, en dehors bien entendu de leur psalmodie, il faut garder le silence et ne parler que si l'on y est obligé, soit par utilité personnelle, comme la direction de son âme, ou pour une absolue nécessité au cours d'un travail, soit encore parce qu'on est interrogé d'urgence (Grande Règle 13).

D'autres règles précisent l'usage de la parole pour la direction spirituelle (36), l'édification des hôtes (37), la paix et la charité dans la communauté (38). Plusieurs Petites règles condamnent les paroles vaines ou peu charitables (39). La Grande Règle 17 condamne le rire bruyant mais recommande "le sourire joyeux" signe de "l'âme tranquille et maîtresse d'elle-même".

Dans les textes où il parle directement de silence, Saint Basile la rattache donc plutôt à la maîtrise de soi et à la tempérance ; mais l'atmosphère joyeuse et paisible qu'il vise est destinée à favoriser la prière qui, pour lui comme pour Saint Pachôme, doit "sans cesse" accompagner le travail (40). Il ne développa pas ce point de vue parce qu'il était trop souligné par les ascètes à tendances hérétiques de son temps (41). Mais il est bien présent à sa pensée. Pour la connaître, il suffit de se référer aux écrits de son ami et "porte-parole" Saint Grégoire de Nazianze, ou de son frère Saint Grégoire de Nysse, mais cela dépasserait le cadre de cette étude. Contentons-nous de citer quelques vers d'un poème bien connu de Saint Grégoire de Nazianze :

"O Toi l'Au-delà de tout,
n'est-ce pas tout ce que l'on peut chanter de toi ?
Quel hymne te dira, quel langage ?
Aucun mot ne t'exprime.
A quoi l'esprit s'attachera-t-il ?
Tu dépasses toute intelligence,
Seul tu as indicible,
car tout ce qui se dit est sorti de toi...
Tout ce qui est te prie,
Et vers toi tout être qui pense ton univers
fait monter un hymne de silence (42),

SAINT AUGUSTIN

La règle de Saint Augustin fait peu d'allusion au silence ; il est recommandé pendant les repas pour faciliter l'audition de la lecture, il est de règle aussi dans le travail. Le bavardage et le murmure sont condamnés mais le moine doit parler quand c'est nécessaire, soit pour le travail, soit pour le bien de son âme ou de celle des frères, en particulier pour la correction fraternelle (43).

C'est surtout dans son enseignement spirituel que Saint Augustin traite du silence et de la parole utile. S'il faut parler, tout doit se rapporter au Seigneur le reste n'est que bavardage inutile.

"Que dit-on quand on dit quelque chose sur toi ?
Et malheur à ceux qui se taisent sur toi
puisque bavards, ils sont muets". (Confess. 1, IV, 4)

Le vrai silence du chrétien est habité par la parole de Dieu. Saint Augustin montre dans ses Commentaires sur l'Ecriture comment elle nourrit l'âme du chrétien et transforme son coeur à l'image du Christ. Pour cela, il lui faut peu à peu faire silence en lui-même pour parvenir jusqu'au "tabernacle" intérieur, au "sanctuaire de Dieu". Il décrit cette progression dans son Commentaire sur la psaume 41 :

"C'est en marchant vers le tabernacle que la psalmiste est arrivé à la maison de Dieu ; guidé par un certain attrait, un plaisir intérieur, mystérieux et caché, comme si de la maison de Dieu venait le son d'un instrument très doux, lui, marchant dans le tabernacle, écoutant comme un son intérieur, se retirant de tout bruit de la chair et du sang, il parvient jusqu'à la maison de Dieu (In Ps. 1-1.9),

Saint Augustin développe encore le même thème dans les Confessions en décrivant l'extase qu'il eut à Ostie dans sa dernière conversation avec sa mère. Faisant taire peu à peu tout le monde créé, ils arrivent à un profond silence où, comme en un éclair, ils atteignent "l'éternelle Sagesse" :

"Nous disions donc :

Si en quelqu'un faisait silence la tumulte de la chair,
silence les images de la terre et des eaux et de l'air,
silence même des cieux, et si l'âme aussi en soi faisait
silence et se dépassait ne pensant plus à soi,
silence les songes et les visions de l'imagination ;

si toute langue et tout signe
et tout ce qui passe en se produisant
faisaient silence en quelqu'un absolument
- car, si on peut les entendre, toutes ces choses disent :
" ce n'est pas nous qui nous sommes faites
mais celui-là nous a faites qui demeure à jamais".

Cela dit, si désormais elles se taisaient
puisqu'elles nous ont dressé l'oreille
vers celui qui les a faites,

et s'il parlait lui-même, seul,
non par elles mais par lui-même,

et qu'il nous fît entendre son verbe
non par langue de chair, ni voix d'ange,
ni par fracas de nuée, ni par énigme de parabole,
mais que lui-même,
que nous aimons en elles,
lui-même se fît entendre à nous sans elles,

- comme à l'instant nous avons tendu nos êtres
et d'une pensée rapide nous avons atteint
l'éternelle Sagesse qui demeure au-dessus de tout-

Si cela se prolongeait et que fussent retirées
les autres visions d'un ordre bien inférieur,
et que celle-la seule ravît et absorbât et plongeât
dans les joies intérieures celui qui la contemple,
et que la vie éternelle fût telle qu'à cet instant
d'intelligence après lequel nous avons soupiré,

n'est-ce pas cela que signifie :
"entre dans la joie de ton Seigneur"? " (Conf, IX, X, 25).

Ainsi pour Saint Augustin, Dieu est ineffable, mais la prière, le contact silencieux avec lui se résolvent en jubilation. Au-dela des mots il y a la joie de l'Alleluia éternel (44),

"Tu te taisais quand tu le cherchais, et tu te tairais après l'avoir trouvé ? Non, tu ne seras pas ingrat, tu jubileras. Après avoir éprouvé ton Dieu, tu comprends qu'il est impossible d'exprimer ce que tu sens, Faudra-t-il te taire ? Non, reste la jubilation " (45)

L'expérience de Saint Augustin sur le silence, qui amène au contact de l'ineffabilité divine dans la joie et l'amour, rejoint celle des Pères Cappadociens :

Saint Basile et ses frères dans l'épiscopat. Cassien va décrire, à son tour, la même expérience, mais dans un cadre plus spécifiquement monastique.

CASSIEN

L'enseignement de Cassien sur le silence est très riche. Il n'y a pas chez lui d'exposé systématique sur ce sujet, mais il montre sa relation étroite avec la prière en critiquant les défauts qui lui sont opposés.

Au cours des Institutions et des Conférences, il distingue un silence vertueux et un mauvais silence. Ce dernier exprima le refus d'entrer en relation avec le prochain, par colère, ressentiment ou manqua d'humilité (46). On refusa de la même façon de s'ouvrir au père spiritual (47) et le résultat de ce mutisme est l'amertume, la tristesse et le refus des responsabilités (48).

Au contraire, le silence vertueux exprime d'abord le respect dû à Dieu (49). On se tait pendant les repas ou les conférences pour créer une atmosphère de recueillement favorable à l'écoute de la parole (50), Le silence est encore une marque d'humilité lorsqu'on reçoit dans la paix tous les ordres donnés et même les remarques offensantes (51). Cette même humilité se manifesta enfin par la façon de parler et de contrôler le rire (52),

Humilité, maîtrise de soi, silence, tout cela n'est pour Cassien que le chemin vers la prière , la rencontre avec Dieu, Après l'Office, dit-il, chaque frère

"accomplit le travail fixé en récitant de mémoire un psaume ou un passage de l'Ecriture.., sans donner occasion aux conversations inutiles la bouche et le coeur sont constamment unis pour vaquer à la méditation spirituelle" (53),

Dans la Conférence 14, il explique comment le rejet des pensées inutiles et la méditation de l'Ecriture, conforme l'âme à Dieu et la fait habiter avec lui.

"Après avoir banni tous les soins et les pensées terrestres, efforcez- vous de toute manière de vous appliquer assidûment, que dis-je ? constamment, à la lecture sacrée, tant que cette méditation continuelle imprègne enfin votre âme et la forme pour ainsi dire à son image. Elle en fera de quelque façon l'arche d'alliance (54)."

Pour arriver à cette concentration, Cassien propose une méthode la répétition d'une formule simple et suggestive. Il donne comme "modèle" la verset du psaume 69 "Dieu, viens à mon aide, Seigneur hâte-toi de me secourir ". L'esprit ainsi limité peut sembler appauvri, mais il devient en fait plus vif et pénètre, comme de l'intérieur, le sens de l'Ecriture. Il arrive ainsi à la prière qui est au-dela de toute parole.

"Il reçoit en lui les sentiments exprimés par les psaumes, si bien qu'il les récite désormais, non comme ayant été composés par la prophète, mais comme s'il en était lui-même l'auteur, et comme une prière personnelle,,, Ce n'est pas la lecture qui nous fait pénétrer le sens des paroles, mais l'expérience acquise.

Par cette voie, votre âme parviendra à la pureté de la prière qui... ne s'occupe à la considération d'aucune image ; davantage, elle ne s'exprime point par la parole, ni avec des mots, mais elle jaillit dans un élan tout de feu, un ineffable transport, une impétuosité d'esprit insatiable. Ravi hors des sens et de tout le visible, c'est par des gémissements inénarrables et des soupirs que l'âme s'épanche vers Dieu (56).

Ainsi le silence des lèvres conduit à la matLrisa des pensées, puis à l'union ineffable avec Dieu où

"l'âme toute baignée de la lumière d'en haut, ne se sert plus du langage humain toujours infirme. Mais c'est en elle, comme une source surabondante d'où sa prière jaillit à plains bords et s'élance d'une manière ineffable jusqu'à Dieu" (57),

Un peu plus loin dans la même conférence (58), Cassien laisse entendre que ces moments sublimes sont comme des sommets ou des récompenses, données à l'improviste par le Seigneur, d'un labeur persévérant pour garder et répéter en son coeur la parole de Dieu. Aussi, conclut-il, pour éviter les distractions, ses prières très instantes doivent-elles être "fréquentes mais courtes", Elles se situent aussi bien après la récitation de l'Office que pendant le travail, ou la nuit, mais toujours en des moments où le silence est plus profond.

SAINT BENOIT ET LE SILENCE

Héritier de la tradition, Saint Benoit a la don de synthétiser sur la silence

Il tient pour acquis l'enseignement de Cassien. Il y fait plusieurs fois allusion dans sa Règle et, dans son chapitre 73, il renvoie explicitement à ses oeuvres pour ce qui regarde la prière. Il est bon de garder cette référence présente à l'esprit pour bien saisir le sens des indications pratiques auxquelles la genre littéraire de la Règle le force en général à se limiter.
 
 

TEXTES SUR LE SILENCE

Dans sa Règle, Saint Benoît parle souvent du silence et du contrôle de la parole. Il y revient dans une vingtaine de chapitres (59). Dans cet ensemble de textes, on distingua facilement deux groupes de mots pour désigner la silence (6o). les uns viennent de la racine qui a donné en français la mot silence, soit en latin silentium, silere . Ils sont employés dans ]a partie pratique de la Règle et signifiant simplement l'absence de paroles. Les autres sont formés de la racine d'où vient en français "se taire", en latin tacere, taciturnitas, etc, Ils désignent la vertu qui consiste à maîtriser sa parole et sont employés dans les premiers chapitres qui forment la partie doctrinale de la Règle. Nous avons ainsi au chapitre 6 que "même les bonnes paroles doivent être tues à cause de la "taciturnité", c'est à dire de la vertu de silence. Ces remarques de vocabulaire nous invitent à entrer plus profondément dans la pensée de Saint Benoît.

Qu'est-ce que la "taciturnitas", ou vertu de silence, pour Saint Benoît ?

Il la conçoit tout d'abord comme un effort de maîtrise de la langue et des pensées

"les moines doivent ce tous temps s'appliquer au silence",

lit-on au début du chapitre 42, et la silence est encore un des points sur lesquels le moine est invité à faire un effort spécial pendant le carême (Ch. 49), De même dans le Prologue et au chapitre 4, il lui est demandé de "briser contre le Christ toutes les pensées mauvaises qui se présentent à lui" (61).

Cet effort vise aussi à établir dans le monastère une atmosphère de recueillement qui favorisa la prière et la paix, C'est sans doute l'idée principale du chapitre 6 qui condamne la dissipation et recommande la "gravité", mot que nous retrouvons souvent dans le même contexte (62). Il désigna le comportement qu'on attend d'un religieux, surtout dans les occasions délicates, comme la nécessité de parler la nuit, ou avec des hôtes, ou encore la façon de se hâter pour se rendre à l'Office.

Mais ce sérieux n'a rien de tendu, il est inclus dans une atmosphère de paix, de charité, de bienveillance mutuelle, qui se manifestent aussi bien par la façon de se taire que par l'usage de la parole, Il nous faut donc examiner maintenant ce que dit Saint Benoit de la maîtrise de la parole pour mieux comprendre ensuite le silence auquel il nous invite.

Du bon usage de la parole

Celui qui, apparemment, a le plus à parler dans le monastère, est l'abbé. Il doit enseigner, conseiller, encourager, corriger, donner des ordres. Mais remarquons qu'il n'agit presque jamais en son nom propre, Il est "le représentant du Christ dans le monastère" (ch 2,2) et on lui applique le mot de Jésus "Qui vous écoute, m'écoute" (Ch 5,6), car son devoir est de "prendre soin des frères" (Ch 27,1) et de "diriger les âmes" vers Dieu (Ch. 2,31), Aussi doit-il " ne rien enseigner ni prescrire qui soit en dehors du précepte du Seigneur" (Ch 2,b) et "garder en tous points la présente Règle" (Ch. 64, 20),

L'abbé est secondé dans son travail par divers officiers et responsables, Saint Benoît attend d'eux que "la maison de Dieu soit sagement administrée par des hommes sages" (Ch, 53,22), mais plus ils sont élevés, plus ils doivent veiller à être des ferments de charité et de bonne entente, A propos du Prieur Saint Benoît parle du "maintien de la paix et de la charité" (ch. 65.11) et le cellerier, ou économe, doit veiller à ce que "personne ne soit troublé ni contristé dans la maison de Dieu" (Ch. 31, 19), A lui de donner aussi la parole qui apaise, encourage et réconforte. Quand il n'a pas ce qu'on lui demande, "qu'il offre en réponse une parole aimable"; comme il est écrit "une parole aimable est au-dessus du don le meilleur" (Ch. 31. 13.14)

Entre eux les frères ont aussi à parler pour des motifs de service et de charité, mais chacun doit aussi "mettre une garde à sa bouche" Ch. 6,1), pour éviter les péchés de la langue (63), ou le dissipation (64). Mais, plus positivement, Saint Benoît les invite, comme les responsables, à savoir donner la parole consciente, "raisonnable, brève, douce et humble, évitant les éclats de voix" (ch 7, 60). Parole aimable, accompagnée de sourires et de gestes charitables qui expriment "le respect des anciens et l'amour des plus jeunes" (65), comme la charité empressée dans l'accueil des visiteurs (66).

Enfin les frères ont à pratiquer la parole adulte et fraternelle qui fait la lumière et dissipe les malentendus. Ils doivent pouvoir s'expliquer entre eux pour "refaire la paix avant le coucher du soleil" et apaiser l'irritation qui a pu être provoquée (67). Mais surtout la Règle leur fait un devoir d'exposer à l'abbé, ou à leur père spirituel, les difficultés qu'ils rencontrent dans l'obéissance (68) ou dans leur marche vers Dieu (69).

Tous les conseils ainsi donnés sur la maîtrise de la parole visant, on le voit, à établir dans la monastère, comme dans l'âme de chaque moine, un climat de paix favorable à la recherche de Dieu. Il se complète naturellement par d'autres prescriptions visant à créer les plages de silence nécessaires à la prière.

Pratique du silence

Pour garder l'atmosphère de gravité souriante qui convient au monastère, Saint Benoît conseille des temps forts de silence placés aux moments ou l'écoute de la parole de Dieu réclame toute l'attention. Ils se situent en particulier pendant l'Office et les minutes qui le suivent, la lecture des repas et la lectio divina, puis durant le repos de la sieste ou de la nuit, qui sont aussi des temps de prière personnelle plus instante (70). La Règle prévoit enfin qu'on doit s'abstenir de donner ou de demander quelque chose aux moments où cela peut causer du trouble (Ch. 31. [19).

A ces temps de silence s'ajoutent aussi des lieux où il convient d'éviter de parler : l'oratoire, afin qu'on puisse y prier en paix (Ch. 52), le dortoir, qui servait alors pour la Iectio et le repos (Ch, 22 et 48), le réfectoire enfin, pour écouter la lecture (71).

Contrôle de la parole et temps de silence nous ramènent toujours à ce point central qu'est la rencontre de Dieu, soit dans le prochain par la charité, soit par l'écoute de la parole divine. Essayons de pénétrer plus avant dans le mécanisme de cette rencontre en examinant les motivations avancées par Saint Benoit pour garder le silence.

Les motifs du silence

Le premier motif indiqué au chapitre 6, probablement sous l'influence de la Règle du Maître, est d'éviter le péché ; c'est normal puisqu' en le commettant on s'éloigne de Dieu. Mais la raison la plus fréquemment invoquée par Saint Benoît est l'écoute de Dieu. Plus que l'abbé, les officiers ou les frères, c'est le Seigneur qui est l'interlocuteur principal du moine.

Dieu est présent au plus intime de l'homme, c'est pourquoi il faut, pour l'écouter, faire silence en soi, "incliner l'oreille de son coeur" (Prol. 1) dans une attitude d'amour, de respect et d'humilité, Il est remarquable que Saint Benoît remplace par ces dispositions du coeur la cérémoniaire compliqué de la Règle du Maître pour demander ou recevoir permission de parler (72),

Dans son court chapitre sur la prière (Ch. 20), c'est encore sur l'attitude "de la révérence dans l'oraison " qu'il revient :

"Nous devons supplier le Seigneur Dieu de l'Univers en toute humilité et très pure dévotion. Et ce n'est pas par l'abondance des paroles, mais par la pureté du coeur et les larmes de la componction, que nous serons exaucés. Aussi l'oraison doit-elle être brève et pure, à moins qu'elle ne vienne à se prolonger sous l'effet d'un sentiment inspiré par la grâce divine (Ch. 20, 2.4)

Nous retrouvons ici les idées et le vocabulaire de Cassien, Comme lui, Saint Benoît constate que la prière chrétienne commence par l'écoute de la Parole de Dieu qui transforme le coeur, Cette parole se simplifie progressivement pour devenir une adoration silencieuse. On retrouve cette attitude au chapitre sur l'oratoire :

"L'Oeuvre de Dieu étant achevée, tous sortirons dans un silence complet et le respect de Dieu, en sorte qu'un frère qui voudrait prier en particulier n'en soit pas empêché par l'importunité d'un autre. Si, en outre, à un autre moment, il voulait prier en privé, qu'il entre simplement et qu'il prie, non à haute voix mais avec larmes et application du coeur" (Ch 52.2,5)

Comme Cassien encore, Saint Benoît sait que cette "application du coeur" s'obtient plus facilement par la répétition de brèves formules qui concentrent l'attention sur Dieu et conforment le coeur à sa parole. Maintes fois dans la Règle, il répétera une recommandation semblable à celle qu'il donna à la fin du chapitre 7 :

"Le moine dira sans cesse en son coeur ce que disait le publicain de l'Evangile... et aussi le mot du prophète..."
Ainsi il arrivera à l'amour de Dieu qui est parfait et qui chasse la crainte" (73).

Il concluait de même le Prologue en prédisant au moine fidèle un amour ''d'une douceur inexprimable''.

Saint Benoît n'a pas écrit de traité sur la Prière, mais nous sentons sous-jacente à la Règle, une expérience semblable à celle de Cassien sur " la prière qui s'élance d'une manière ineffable jusqu'à Dieu" (74).

Relevons pour conclure que tous les monachismes ont cherché à obtenir un contrôle de la parole et institué des temps de silence pour établir une atmosphère de paix et de bienveillance mutuelle favorables à la recherche spirituelle.

Le silence extérieur permet de concentrer peu à peu la pensée pour atteindra l'Absolu qui, en lui-même, est inexprimable. Un des moyens habituellement utilisé pour favoriser cette concentration est la répétition d'un mantra, mot simple qui unifie l'esprit et le porte vers son but.

Dans ce schéma général l'originalité du christianisme est d'une part de trouver Dieu aussi bien dans l'amour du prochain que dans l'intime de l'être. D'autre part, la concentration se fait sur la Parole de Dieu qui modèle les dispositions intérieures de l'homme, paroles exposées dans l'Ecriture, rendues vivantes par l'Esprit-Saint et par la Verbe divin incarné en Jésus, Celui-ci nous donne sa vie et nous entraîne dans l'amour infini et ineffable de la Trinité.

En parlant du silence, les Pères du monachisme chrétien ont, dans leurs Règles, mis naturellement l'accent sur l'aspect concret des pratiques à observer, tout en indiquant, au moins sommairement, leur but. La plus remarquable dans la Règle de Saint Benoît, est peut-être d'abord l'équilibre qu'il établit entre silence et parole, puis l'insistance sur l'aspect positif de la bonne parole qui fait la paix et approche de Dieu. Le moine arrive ainsi au silence du coeur qui se conforme à la parole de Dieu par la répétition de mots tirés de l'Ecriture ; tout culmine enfin dans une expérience ineffable de la rencontre avec l'amour de Dieu.

NOTES

(1). Chandogya Upanishad, 8, 5

(2). Apastamba Dharma Sutras Il, IX, 21, 10,

(3). Lois de Manou, VI, 46-48.

(4). Chandogya Uanishad III, 14, 1 ; VIII, 3, 1-4,

(5). Abhishiktananda, cité par Bulletin de l'A,I.M, 21, 1976, p, 21,

(6). Brihadaranyaka Up. IV, 4, 21.

(7). Ce terme désigna Prakriti, la Force divine dont émana le monde,

(8). Traduit d'après la version anglaise de R. Panikkar, The Vedic Experience Cf. aussi L. Ranou, Katha Up, Ed, Adrien Maisonneuve.
Voir de même Bhagavad Gita VI, 8-15,

(9). Maitri Up, VI, 28

(10). Mundaka Up. Il, 2, b.

(11). Vinaya 1, 56 ss.

(12). Vinaya 1, 44, Mahavagga

(13). Lotus de la Bonne Loi, p. 144, ed, A, Maisonnauve 1973

(14). Samyutta Nikaya Il, 232, Theranama-Sutta, Cité par M. Wijeyaratna, Le Moine bouddhiste selon les textes du Theravada, p. 127.

(15). Vinaya 1, 159

(16). Dhammapada XXV, cité par Walpola Rahula, L'Enseignement du Bouddha, p. 188,189

(17). Papyrus du Caire, IV, 1, 2, cité Hermès 4, p. 17

(18). Traduit d'après A, Shorter, Prayer in the Religious tradition of Africa n° 88, p. 92.

(19). Cf. Marc 1,35 ; Mt 14,24 ; Jn 6, 15, 20, Cf, Lc 5,15 ; 6,2 ; 9, 18 ; 9, 28,29 ; 11, 1,

(21). Apophtegmes, Arsène 2.

(22). Saint Athanase, Vie de Saint Antoina, Ch. 1,

(23). Apophtegmes, Agathon 1.

(24). Apophtegmes, Poemen 45 ; 85 ; voir aussi 37 ; 42; 47 ; synclétique 1 ; Epiphane 12,

(25). Apophtegmes, Orsisios 2 ; St Marc l'Ascète. Cf Sentences des Pères du Désert volume 1, Ed. Solesmes, XI, 4 ; 33,34 ; 43 ; 47 ; 50 ; 79

(26). Pour l'étude de la Tradition monastique, nous avons utilisé en particulier A. Wathen, Silence, Cist. Stud. 22.

(27). St Pachôme, Praecepta 8, 121, in L'esprit du monachisme pachômien, ed, Bellefontaine.

(28). Ibid. 31 ; 33

(29). Ibid. 88 ; 94

(30). Ibid. 28 ; 59

(31). Ibid. 68 ; 94 ; 116

(32). Praecepta et Instituta 18 ; Praecepta 56 ; 88.

(33). Praecepta 28, 59—60 ; 116 ; 122.

(34). Saint Benoft n'avait à sa disposition que la partie des oeuvres de Saint Basile traduite en latin. Nous nous référons cependant à l'ensemble de ces Règles comme une expression plus complète de sa pensée.

(35). P.R. 173, in Règles de Saint Basila tra, L, Léba, ed, Maredsous,

(36). G.R. 45

(37). G.R. 32

(38). G.R. 47

(39). P.R. 25,29

(40). G.R. 37.

(41). Les courants eustathiens et messaliens prenaient la prière perpétuelle et rejetaient le travail. Saint Basila eut èi lutter constamment contre eux,

(42). Prière du Temps Présent, Office des lectures, mercredi I.

(43). Cf, A. Wathen, op, cit. p. 141.

(44). Saint Augustin souligna l'inaffabilité de Dieu dans son Commentaire sur Saint Jean. Il dit par exemple "Tout peut être dit de Dieu et rien de ce qui est dit ne convient à Dieu" (Tract, 13 in Jn 5)

(45). Saint Augstin, In Ps 99, 5.6

(46). Cassien, Inst.VIII, 11,18 XI, 3.b, ; XII, 27 Conf. IV, 20 ; XYI, 28,

(47). Conf. Il, 11.13

(48). Inst. IX, 1,7

(49). Inst. Il 10

(50). Inst, IV, 17 ; XII, 27 ; Conf, XIV, 9 ; XIII,

(51). Inst. IV, hi ; Conf. XVI, 26

(52). Inst. IV. 39 ; XII, 29.

(53). Inst. Il, 15,

(54). Conf. XIV, 10.

(55). Conf. X, 10,

(56). Ibid. 11

(57). Conf, IX, 25,

(58). Ibid. 35.36

(59). Voir par exemple R.B. CH. 4 ; 6 ; 7 22 ; 31 ; 38 ; 42 ; 43 ; 47.49 ; 52 ; 53 ; 61 ; 64,66 ; 68 ; 69,

(60). Je résume ici les conclusions d'A. Wathen sur ce sujet Silence, P. 17.19

(61). R.]3. Prol. 28 ; b,so

(62). Gravitas est souvent traduit au chapitre 6 par "l'importance du silence Mais A. de Vogùe remarque qu'il a partout dans la Règle le sens de "sérieux" et ce sens convient également ici. Cf. A. de Vogùa, R.B. Il, Ch. 6, note 3 Cf. R.B. Ch, 7 ; 22 ; 42 ; 43 ; 44 ; 53.

(63). R.B, 4 donne toute une liste de fautes à éviter colère, tromperie, manqua de charité, orgueil, etc. Le murmure est aussi fréquemment condamné, Cf. 5, 17.19 ; 23, 1 ; 34, 6 ; 35, 13 ; 40 ; 8.9 ; 41, 5 ; 53, 18 etc.

(64). La bavardage et le rire qui dissipent sont condamnés par Saint Benoît, comme par tous sas prédécesseurs. Df. R.B. 4, 53,54 ; 6, 8 ; 7, 59,60; 43, 2.

(65). R.B, 4, 70 ; 63,3.13 ; 71 ; 72

(66). R.B, 53, 1...6 66 3.

(67). R.IB. 4, 73 ; 71, 6.8

(68). R.B. 68

(69). R.B. 50 ; 7, 44.48.

(70). R.B. 48 ; 42 ; 52,15.

(71). A ces lieux signalés par Saint Benoit, on pourrait ajouter qu'il existe en chaque monastère des points à garder particulièrement silencieux parce que le bruit qu'on y fait s'entend loin dans la maison.

(72). R,B. 6, 7 ; Cf, Prol. 1 ; 20, 1.2.

(73). R.B. 7, 6s,6y, Cf. Prol. 49

(74). Cassien, Conf, IX, 25



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