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L’énoncé "les Droits de l’Homme
dans le bouddhisme" est une provocation sympathique !
Il serait simple de dire combien il existe peu de rapport entre la philosophie du droit romain (qui fonde le droit positif et les Droits de l’Homme) et l’enseignement bouddhique qui, lui, considère l’existence humaine du point de vue de la souffrance… A moins de clamer : "J’ai le droit de ne pas souffrir et de pratiquer ma religion à ma manière" ! Mais telle est la perversion ordinaire de la tolérance, qu’elle se considère comme un droit en soi… et surtout "pour soi" - ce qui est un non-sens, puisque le Droit sert à dire ce qui est (ou n’est pas) par rapport à des réalités qui ne sont jamais "personnelles". Il n’y aurait donc rien à tirer de sérieux d’une mise en dialogue entre l’enseignement bouddhique au sens strict et la philosophie occidentale du Droit et des Droits de l’Homme. La seule possibilité reste le point de vue d’un bouddhiste qui formule une opinion personnelle… Ce qui semble le plus évident, au départ, c’est le droit des hommes à vivre leur vie. On assimile alors le Droit à la possibilité et à la capacité, et on l’invoque pour protéger ou défendre l’homme, ses conceptions de vie et son affirmation identitaire - comme l’enfant qui dit : "J’ai bien le droit de…". L’homme, ici, pense et requiert le Droit pour confirmer son statut et affirmer sa puissance. Requête vite problématique quand le sujet, considérant son "bon droit", le proclame et réclame à autrui une réciprocité: quand je dis "j’ai le droit de…" ou "j’ai droit à…", je m’octroie du même coup le droit de faire et de dire comme je l’entends. Mais qu’en est-il alors du respect de l’autre? On se retrouve ici face à une deuxième perversion ordinaire: l’idée qu’il existerait une parité entre le Droit et la Liberté. Il serait suffisant, du point de vue du Droit, que sa propre liberté commence là où s’arrête celle des autres. En proclamant un Droit de l’Homme, on confondrait alors "liberté" avec "autonomie". Une telle attitude protège en dressant un rempart invisible: je demande aux autres de me laisser tranquille pour que je puisse légitimement réaliser les choses à mon aise, pour que je puisse exercer ma vérité à moi. Une telle attitude n’est plus tant le moyen de (se) défendre ou de (se) faire respecter le Droit de l’Homme comme un principe premier (ce qui surviendra de surcroît), elle est surtout source de violence vis-à-vis d’autrui - notamment quand le droit d’exercer le Droit (la violence légitime ou la violence de l’Etat) devient un moyen de nommer la Norme... et de l’imposer aux autres. Face à une telle attitude, le bouddhiste conçoit qu’il existe déjà, en amont, une défaillance ou une carence de l’éthique et du respect (de soi et des autres). On peut pourtant, aussi, envisager cette problématique de la réciprocité comme la source même du respect et de l’éthique : libre à chacun, en effet, de prendre une certaine hauteur par rapport à l’idée triviale du "donnant-donnant", du "renvoi d’ascenseur". Le Droit : un fondement éthique pour les relations sociales ? A cette hauteur, la question éthique du Droit dépassera de loin le problème de la permission ou de l’auto-autorisation personnelle… Il s’agit de ne pas participer à cette démagogie mais d’écouter l’Homme en chaque homme (la "nature de Bouddha" en soi), pour que l’idée de "personne", de l’individualité de l’individu, ait un sens. Le respect "des" droits "des" hommes atteindra alors sa vraie signification, de rappel et non pas d’oppression. Ce rappel d’un droit à vivre la vie servira alors à réguler la relation entre le singulier et le pluriel, entre l’individuel et le collectif, le privé et le public; autrement dit: la relation du Moi narcissique avec le narcissisme collectif, le Nous. Une telle régulation des relations relève à proprement parler du politique, c’est-à-dire d’une disposition mentale qui conçoit le futur avec ordre - "la" politique n’étant que la mise en pratique "du" Politique, selon une conception collective d’idées (une "idéologie"). En affirmant à chacun le droit de vivre sa vie en vue d’obtenir la Délivrance et le libre nirvâna, l’enseignement bouddhique est éminemment politique, mais sans passer pour autant par une revendication du Droit ! Ce qu’il propose, pour réguler les relations humaines, ne relève pas directement du Droit ou du "Droit du droit d’être libre", mais bien plutôt d’un triptyque "droit-devoir-pouvoir", qui se présente comme l’ensemble des règles qui régissent le cycle de la souffrance humaine. S’établit alors une dialectique selon laquelle le non-droit (ne pas respecter le Droit) est en fait un droit consenti, le contre-devoir une forme de devoir, et le contre-pouvoir, du pouvoir sous une autre forme. Du point de vue de la vérité intime, il n’y a pas d’argument "de poids" qui compte vraiment et qui soit censé emporter la conviction, contre la complète liberté de se faire son opinion. Les seuls concepts opposables à ce triptyque serait, dans notre monde, la pulsion éthique et altruiste, au-delà de tout calcul intéressé vis-à-vis des résultats du droit, du devoir et du pouvoir. Il semble donc hors de propos, à ce stade, de poser le seul principe démocratique comme étayage obligatoire des normes du droit, du devoir et du pouvoir, car on argumente alors sur le principe du grand nombre comme s’il était nécessairement détenteur de la vérité. Alors, dans le miroir de l’éthique altruiste, il y a une question en soi très bouddhique, celle du "Juste", puis la question sociale de l’altérité. C’est seulement à ce niveau que l’altérité de l’éthique altruiste peut réapproprier la démocratie: on n’est jamais sûr que la majorité ait raison mais on est sûr que la minorité n’a pas tort de se manifester, son courage servant de valeur d’authenticité. Dit autrement: la vérité est tout le temps partageable et les hommes, alors, s’améliorent. Dr
Luong Can Liem
(publié dans La lette de l’Université Bouddhique Européenne, Paris, septembre 2001) |
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