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ETHIQUE ET PROFIT

Dr TRINH DINH HY


Ethique est devenu, depuis quelque temps, un terme à la mode.

On parle d’éthique dans les sciences de la vie et de la santé (la bioéthique), mais aussi dans la pratique du sport, dans les échanges commerciaux et la gestion des entreprises, dans les activités culturelles (notamment à la télévision, avec " Loft story " !), et même dans la politique (comme d’un manque chez les partis adverses, bien sûr...).

Ethique, qui vient du grec ethos (=conduite, moeurs), a à peu près la même signification que morale, qui vient du latin mores. Mais éthique a une connotation plus raisonnée, plus souple, plus consentie, alors que morale évoque quelque chose de plus traditionnel, plus rigide, plus imposé.

Dans le grand traité de morale de la Grèce antique, " Ethique à Nicomaque ", Aristote exposait à son fils les principes d’une conduite de vie raisonnable menant au bonheur. L’éthique était enseignée comme une discipline pratique portant sur l’action, alors que la métaphysique, la logique et la physique étaient des disciplines théoriques, portant respectivement sur l’étude de l’être en tant qu’être, la forme du raisonnement et les réalités naturelles du monde.

Mais déjà pour Aristote, l’éthique était inséparable de la politique, puisque l’homme, " animal politique ", vit par nature au sein de la cité. Ceci rend compte de la complexité des problèmes éthiques, puisque la morale est impliquée dans tous les domaines de la vie sociale.

Depuis ces temps anciens et surtout au cours des siècles derniers, la science n’a cessé de progresser, à un rythme spectaculaire et de plus en plus accéléré. Le savoir s’est accumulé de façon considérable, entraînant dans son sillage d’inévitables bouleversements dans la façon dont l’homme appréhende le monde. Déjà réductionniste par nature, la science est devenue éclatée, morcelée, compartimentalisée. Tandis que les relations sociales ne cessent de gagner en complexité, comme en témoigne la multiplication des lois, des institutions et des procédures administratives...

L’homme, qui depuis Descartes, rêve de se rendre " comme maître et possesseur de la nature ", continue à se doter de moyens scientifiques et techniques de plus en plus puissants, sans pour autant disposer de la " maîtrise de cette maîtrise ". La triste leçon des deux guerres mondiales, d’Hiroshima, des récentes catastrophes écologiques, et les redoutables perspectives de manipulation du vivant, lui font prendre brusquement conscience de sa lourde responsabilité dans l’avenir des générations, des espèces vivantes et de la planète entière.

C’est là que réapparaît comme indispensable l’éthique, mais une éthique dotée d’un sens nouveau. Il ne s’agit plus d’une morale individuelle réservée aux philosophes, aux hommes d’église, aux éducateurs, mais d’un ensemble de règles de conduite au sein de la société, sous-tendu par des valeurs, et défini par les acteurs sociaux eux-mêmes. L’éthique est devenue une affaire de tous, c’est à la fois le lien qui relie les éléments dispersés, et le ciment qui assure la cohésion de l’ensemble.

Dans les sociétés occidentales, dont la valeur principale est la philosophie des " droits de l’Homme ", l’éthique repose sur trois principes fondamentaux : la primauté de la personne humaine, la valeur du libre examen et la nécessité d’une cohésion sociale.

Cette éthique commune à l’ensemble des citoyens, dite de la sphère publique, n’empêche pas une pluralité de convictions personnelles, de la sphère privée. On retrouve d’ailleurs souvent l’opposition de deux grandes traditions de la philosophie morale occidentale : la tradition déontologique (du grec deon =ce qu’on doit faire), qui trouve son origine dans l’éthique de Kant, mettant l’accent sur le devoir, et la tradition téléologique (du grec telos =but, fin) ou utilitariste, qui trouve son origine dans la philosophie de J.S. Mill, pour qui c’est le but recherché et non la conformité au devoir qui rend une action bonne. Dans la réalité, on aboutit bien souvent à une morale de compromis acceptable, avec un mélange des deux traditions, et surtout en examinant et en négociant les problèmes éthiques au cas par cas.

Un exemple démonstratif en est la bioéthique. Ce terme d’origine anglo-saxonne a été introduit en par Potter en 71, dans un ouvrage au titre prophétique, " Bioethics, Bridge to the future " (Bioéthique, Un pont vers l’avenir).

Dans les années 70, l’essor rapide de la biologie et de la médecine a rendu indispensable la prise d’un certain nombre de mesures en France, dont la création du Comité Consultatif National d’Ethique pour les Sciences de la Vie et de de la Santé (CCNE) en 83, et des Comités Consultatifs de Protection des Personnes qui se prêtent à des Recherches Biomédicales (CCPPRB) en 88, composés de professionnels de la biologie et de la médecine, des juristes, des sociologues, des psychologues, et de représentants de courants de pensée, religieux ou non, qui donnent leur avis et recommandations dans ces domaines. Le Comité Consultatif National d’Ethique est en quelque sorte un " Comité de Sages ", à la fois expert, pluridisciplinaire et reflétant l’ensemble de l’opinion publique. Ses propositions sont ensuite soumises au débat parlementaire pour être élaborées en lois. C’est ainsi que les Lois de Bioéthique ont été promulguées en 94, complétant la Loi Weil en 75 sur l’IVG, la loi Caillavet en 76 sur les prélèvements d’organes, ainsi que d’autres lois sur les mêmes sujets.

Ainsi, l’éthique prend de plus en plus une allure juridique, au point où on parle maintenant d’éthico-juridique, vaste ensemble où s’affrontent en permanence les éthiques et les systèmes juridiques.

Mais au fur et à mesure que la science progresse, il apparaît de nouveaux vides juridiques, nécessitant la promulgation urgente de nouvelles lois. Par exemple, alors que de récentes découvertes scientifiques bousculent les esprits (Dolly, le clonage, la recherche sur l’embryon, les cellules souches...), on est toujours en France, pourtant premier pays au monde à avoir créé un Comité National d’Ethique, à attendre une révision des Lois de Bioéthique, normalement prévue en 99.

Finalement, l’homme ne peut s’empêcher d’être pris de vitesse par la science. Comme un voyageur errant dans de grands espaces, sans itinéraire prédéfini, la découverte de nouveaux paysages lui impose sans cesse la recherche de nouveaux repères.

Pardonnez-moi de m’être étendu ainsi sur l’éthique, mais elle me paraît importante, bien plus importante que le profit, sur lequel je vais être plus bref.

Non pas parce que le profit est " vil et bas ", et doit par conséquent s’effacer devant la " noble " éthique. Mais tout simplement parce qu’il pose moins de problèmes philosophiques.

Dans le dictionnaire Larousse, la définition du profit est claire : c’est "l’avantage matériel ou moral que l’on retire de quelque chose ". Je lis bien : matériel ou moral. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas que de profit matériel, comme on a l’habitude de l’entendre.

Mais, même s’il ne s’agit que de profit matériel, qu’y a t-il à dire sur le plan éthique ? Car si la finalité de l’éthique est, comme à son origine l’eudemonia, c’est-à-dire le bonheur, quel intérêt aurait-on à appauvrir l’homme, à le priver de son bonheur matériel ?

On dit que " l’argent n’apporte pas le bonheur ". Soit. Mais la pauvreté, n’est-elle pas souvent à l’origine de bien de malheurs ? Pensons à tous ces pays du tiers-monde, entraînés dans le cercle vicieux de la misère, de la maladie, de l’ignorance, dont ils n’arrivent guère à sortir. Et même dans notre société " post-industrielle ", à toutes ces entreprises qui doivent gagner pour survivre, développer la croissance pour défendre l’emploi, dans un contexte économique de plus en plus mondialisée et fragile. Qu’on le veuille ou non, le profit a toujours été et reste l’un des principaux moteurs de la vie sociale.

En fait, ce qui est choquant sur le plan éthique, c’est de faire du profit aux dépens des autres, c’est de profiter des autres, c’est d’être un profiteur. A l’inverse, il est conforme à l’éthique de faire profiter les autres, de profiter aux autres, d’être profitable. La nuance est là, dans une préposition, dans un suffixe, qui changent toute la finalité de l’action.

Malheureusement la vie est plus compliquée, en ce sens que ce qui est profitable aux uns n’est pas forcément profitable aux autres. D’où des conflits entre les individus, les groupes, les sociétés, dont l’issue ne peut être souvent que juridique. Mais c’est aussi là que l’éthique entre en jeu pour infléchir les juges.

Prenons comme exemples quelques affaires récentes :

- Un conflit oppose Napster, un distributeur de musique gratuite par Internet, à l’industrie du disque qui réclame son dû, c’est-à-dire ses droits d’auteurs. D’un côté, on défend le généreux partage de la musique et son accès démocratique, de l’autre la propriété intellectuelle et au-delà, la santé de l’entreprise et des milliers d’emplois. De quel côté est l’éthique, de quel côté est le profit ? Nul doute que l’issue du procès aura de grandes conséquences sur l’industrie de la musique et la législation des droits d’auteurs.

- L’autre affaire est encore plus dramatique, puisqu’elle concerne la vie de millions de gens : un groupe de laboratoires pharmaceutiques fabriquant en exclusivité des médicaments contre le HIV a intenté un procès contre l’état Sud-Africain qui voulait fabriquer lui-même ces médicaments sans en payer les royalties (5 fois son PNB), dans le but de sauver ses 5 millions de séro-positifs. Partout des âmes charitables ont été choquées par ce procès, et soulagées par son issue, donnant raison à l’état Sud-Africain. Mais on imagine aussi les conséquences économiques d’un tel dénouement : le jugement pourrait faire jurisprudence, et concerner bien d’autres médicaments ; d’autre part, désormais des brevets scientifiques, même protégés par la loi, pourraient se voir contrer par des considérations éthiques.

- Il en est de même du problème de la " brevetabilité du vivant " soulevé par l’annonce très médiatisée en Juin 2000 du décryptage du génome humain par un consortium international utilisant des fonds publics et la société privée américaine Celera Genomics. Depuis une dizaine d’années, la course au décryptage du génome humain que se livrent les laboratoires de biotechnologie est sous-tendue par des enjeux économiques énormes de l’ordre de dizaines de milliards de dollars : il s’agit de produire des médicaments nés du séquençage des gènes dont veulent s’approprier ces laboratoires. Il est inimaginable que l’on puisse breveter ce qui n’est pas une invention mais une simple découverte, la connaissance des gènes qui existent à l’état naturel chez tous les êtres vivants ! Devant la condamnation unanime des gouvernements et de l’opinion publique de cette brevetabilité, les laboratoires ont dû faire marche arrière.

Tous ces exemples montrent que l’éthique reste heureusement un élément régulateur important dans la société moderne. Si celle-ci n’était guidée que par le profit en faveur de nantis, en laissant les autres sur les bords de la route, alors le pacte social serait rompu et la cohésion sociale avec.

Pour conclure, je crois qu’il ne s’agit pas de se défendre contre tous les progrès de la science, comme contre tout ce qui mène au profit.

L’ignorance et la pauvreté n’ont jamais apporté le bonheur à personne. La science et la spiritualité n’ont jamais été en contradiction, comme l’éthique et le profit. Ils sont tout aussi nécessaires que complémentaires pour l’homme.

Il faut bien sûr établir des garde-fous là où il faut établir. C’est le rôle des lois, bioéthiques et autres, que les différentes juridictions doivent faire respecter, pour assurer le bon fonctionnement de la société.

Mais s’agit aussi de réfléchir ensemble, hommes et femmes de tous les horizons, citoyens du monde, sur les problèmes de société actuels et à venir, et de trouver cas par cas la façon de faire converger les sciences et l’éthique vers leur but commun et suprême : le bonheur.

Et pas seulement le bonheur humain, mais aussi celui de tous les êtres sensibles, quels qu’ils soient. Vivre harmonieusement parmi d’autres êtres vivants, dans le même environnement qui nous protège et qu’il faut protéger, cette belle planète bleue, la Terre.

Car au fond, qu’est-ce que l’éthique, sinon une conduite de vie née de la prise de conscience que nous sommes tous intimement liés, apparentés, interconnectés (comme disent les scientifiques), et donc condamnés à vivre ensemble en harmonie au sein de l’Univers ?
 

Dr TRINH DINH HY (19 Mai 2001)


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