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dialogue et théologie

dom Pierre Massein
( Extrait de "Lumière et Vie", No 193, Août 1989 )

Vivre ensemble l'altérité et la communion, la rencontre profonde avec le bouddhisme, conduit le chrétien jusqu'à cette expérience de ce qui semble inconciliable. Par delà le moi et l'individu, on est ici renvoyé à la personne, ce principe de communion qui fait exister un sujet ouvert aux autres. Ce mystère de la personne humaine trouve sa source en la Trinité. En Dieu, les personnes ne sont pas préalables à leur communauté: le Père est Père et il n'est pas avant que d'être Père... Ainsi, une personne humaine n'existe-t-elle que comme relation avec les autres personnes. Ce renvoi au coeur même de la foi chrétienne accentuerait-il la coupure avec le bouddhiste, pour qui il n'est pas de personne? Non, si l'on perçoit que pour lui aussi, il s'agit de lécher tout ce qui cantonne dans la suffisance pour exister dans l'amour des autres.

Au terme de ce numéro de Lumière et Vie consacré aux " Bouddhismes en Occident ", et qui nous offre un ensemble de contributions d'une grande variété et d'une grande richesse, je suis invité à ajouter la note du " théologien ". Voilà qui paraît, dès l'abord, plus rébarbatif! Et pourtant, comme le remarque justement le Père Pierre de Béthune dans son merveilleux article sur le dialogue comme exp-rience spirituelle, s'il est vrai que le dialogue ne se réduit nullement à l'aspect conceptuel et rationnel du discours tenu par les personnes en dialogue, il faut maintenir que le dialogue comporte également — et nécessairement — cet aspect. Il n'y a donc pas opposition entre dialogue et discours théologique.

D'autre part, l'expérience montre aussi à quel point la réflexion théologique se trouve nourrie par la pratique d'un dialogue vital qui engage toute la personne, et dans lequel la confrontation doctrinale apparaît comme une des conséquences de cette relation amicale où chacun cherche à comprendre le coeur de l'autre. Des déplacements s'opèrent alors dans la pensée du théologien c'est avec un regard renouvelé qu'il scrute les données de sa propre foi, et il se rend compte que découvrir — aussi réellement que possible — une autre tradition religieuse l'amène à approfondir et à purifier la vue qu'il a de sa propre tradition.

Pour mon compte, après avoir étudié le bouddhisme il y a près de vingt ans, sous la direction du maître incomparable que fut pour moi Etienne Cornélis, à l'Institut Catholique de Paris, et que j'ai tant de joie à retrouver parmi les auteurs de ce numéro, j'ai eu la possibilité de vivre dans un pays bouddhiste, la Thaïlande, pendant une année, au cours de laquelle j'ai pu, entre autres expériences diverses et passionnantes, partager pendant un temps la vie des moines bouddhistes dans un monastère en forêt. C'est dire que la réflexion théologique que je me risque à présenter ici a pour toile de fond un essai cordial de dialogue intra-religieux monastique.

Mon intention n'est pas de proposer une comparaison globale du bouddhisme et du christianisme: je voudrais seulement prolonger la réflexion du Père Pierre de Béthune sur l'un des aspects du dialogue, l'expérience de l'altérité. Le respect de l'autre est une condition d'authenticité pour toute relation humaine, et il ne me paraît pas exagéré de dire que le sens de l'altérité est l'un des signes de l'accès à la maturité spirituelle. Mais comment concilier ce sens de l'altérité avec cet autre aspect du dialogue intrareligieux: l'expérience de communion ? La communion ne tend-elle pas à l'identification aussi profonde que possible, voire à la fusion? La formulation poétique que certains mystiques ont utilisée pour tenter de suggérer quelque chose de leur expérience semble en effet mettre l'accent sur cet aspect de leur vie intérieure. D'autres témoignages viennent pourtant compléter cette approche: je pense tout spécialement à celui de saint Augustin. Je voudrais donc, en m'appuyant sur le récit que saint Augustin nous fait de sa conversion, montrer d'abord comment, au niveau de l'expériece religieuse la plus profonde, " altérité " et " communion " se trouvent réconciliées. Mais encore faut-il voir à quelles conditions cette réconciliation peut s'opérer : la condition fondamentale, me semble-t-il, est l'éveil et le développement de cette réalité spirituelle mystérieuse qu'on appelle la personne, et qui est distincte de l'entité bio-psychologique individuelle que l'on pourrait appeler le " moi - objet ". Cette distinction entre " moi-sujet " et " moi-objet" étant ainsi éclairée par l'expérience religieuse, il nous sera plus facile de voir ensuite comment la foi chrétienne nous révèle quelque chose du mystère de la personne, et, du fait même, fonde une anthropologie.

I
l'expérience de l'intériorité réciproque

Comment caractériser l'Eveil? Ne peut-on pas dire qu'il est émerveillement? L'Eveil est en effet le moment où émerge en nous une nouvelle dimension: c'est le moment privilégié où nous sommes soudain guéris pour un instant de nous-mêmes, et jetés dans une Présence que nous n'avons pas besoin de nommer, qui nous comble en même temps qu'elle nous délivre de nous-mêmes. Saint Augustin a exprimé cette expérience dans un verset que nous savons tous par coeur, mais que nous n'avons jamais fini de méditer: " Tard je t'ai aimée, Beauté si antique et si nouvelle, tard je t'ai aimée, et pourtant tu étais dedans et moi dehors, où je te cherchais, en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faites. Tu étais avec moi. C'est moi qui n'étais pas avec Toi ".
En une page magnifique, un spirituel chrétien contemporain quelque peu oublié, mais que l'on redécouvre en ce moment, Maurice Zundel, a commenté d'une façon si heureuse ce témoignage d'Augustin qu'il vaut la peine de la relire:

" On ne peut mieux dire et dans un langage plus universel, plus simple, plus fort, et plus profond: on ne peut mieux dire cette expérience décisive où l'homme naît à soi, où l'univers s'ouvre et respire dans la liberté, et où l'on passe soudain du dehors au dedans.

Car c'est là justement la caractéristique essentielle de cette expérience chez cet homme de génie — issu d'un père païen et d'une mère chrétienne, qui a erré à travers tous les systèmes, qui a lu tous les livres, et qui, tout grand artiste et grand écrivain qu'il soit, est incapable de dominer sa sensualité — qu'à trente-trois ans il naît enfin à lui-même, en constatant que jusqu'alors il a été dehors, qu'il a subi sa vie, qu'il a été agi, qu'il a été porté par l'univers, qu'il ne s'est jamais porté lui-même, qu'il a été simplement le jouet de forces inconscientes et aveugles. Et bien sûr, s'il prend conscience qu'il était dehors, c'est qu'il se trouve soudain dedans, au coeur d'un univers où il ne subit plus ses déterminismes, où il n'est plus esclave de l'univers passionnel, plus esclave du monde-objet, plus esclave de son “je-moi” complice, parce qu'il est jeté dans un monde de lumière et d'amour, au contact d'une Présence qui le délivre et le comble tout à la fois, cette Présence qu'il appelle: “La Beauté si antique et si nouvelle “.

Et maintenant il connaît qui il est, et maintenant il existe authen-tiquement, et maintenant il est devenu vraiment homme, dans ce dialogue avec un Autre, où il expérimente ce que Rimbaud a si parfaitement exprimé, sans savoir peut-être tout ce que ce mot recouvrait: "Je est un autre “.

Il a trouvé l'Autre, en effet, au plus intime de lui-même, l'Autre majuscule, l'Autre qui l'attendait, l'Autre qui patientait, l'Autre qui ne le contraignait pas, l'Autre qui ne lui imposait pas sa présence, l'Autre qu'il découvre, enfin, dans le même temps qu il se découvre lui-même: comme une relation vivante à cet Autre, comme une offrande d'Amour en laquelle toute sa vie s'accomplit. Et il en éprouve un tel bonheur qu'il ne peut assez exprimer la joie de sa délivrance: Dieu est la Vie de sa vie, Dieu est plus intime à lui-même que le plus intime de lui-même, tellement présent qu'il ne peut retenir ce cri: "Vivante sera désormais ma vie toute pleine de Toi “" (1).

Ainsi, dans cette expérience de conversion, Augustin prend conscience de son identité personnelle, de son " moi-sujet " spirituel, grâce à une relation avec un Toi ou un Tu, grâce à une altérité qui n implique pourtant pas extériorité: c'est la découverte d'une intériorité réciproque. Mais l'expérience de l'intériorité réciproque n'est-elle pas l'expérience de l'amour, de tout amour authentique — c'est-à-dire impliquant essentiellement une dimension spirituelle —, où chacun se trouve révélé à lui-même par sa relation à l'autre? La personne, c'est l'être en relation.

Il
le " moi-objet " et le " moi-sujet "

L'expérience nous montre aussi combien la réalisation de notre être personnel est chose difficile et aléatoire : car nous expérimentons également l'opacité qui résulte de nos conditionnements physiques et psychiques; c'est l'expérience malheureuse du " moi-objet ". La plupart du temps, en effet, nous demeurons comme englués dans un monde instinctif, dans un univers passionnel, dont la base est physico-chimique: au point que le " je - moi " que nous avons toujours à la bouche n'est finalement que la résultante de toutes les pesanteurs cosmiques ou sociales que nous subissons.

Faut-il pour autant conclure à une perversité morale de cet être qui subit ainsi sa physiologie, qui subit son " je - moi " animal à la fois propriétaire et complice ? Il ne le semble pas : car cette situation est naturelle et inévitable, dans la mesure où elle résulte d'abord de notre qualité de vivant. Un vivant est en effet une entreprise paradoxale, une sorte de contradiction dialectique: car; d'une part, le vivant est un "pour,soi " ; en lui toutes les fonctions sont orddnnées à sa subsistance et à sa survivance; et de ce point de vue, le vivant tend à l'autonomie individuelle. D'autre part, le vivant est en situation de dépendance: il a besoin de l'énergie solaire, il ne peut vivre dans la plupart des cas sans respirer, il doit emprunter aux minéraux, aux végétaux, aux animaux, parce que son être est constamment exposé à l'usure, au vieillissement, à la maladie, à la mort. Il est donc perpétuellement obligé, pour se maintenir dans l'être, pour échapper aux menaces du dehors et du dedans, d'être en quelque sorte la providence de lui-même, de s'intéresser au maximum à lui-nême, de conspirer de toutes ses forces à sa propre subsistance.

Nous en sommes là, nous aussi. Etant des vivants, nous sommes nécessairement complices de notre existence et mus constamment par une sollicitude instinctive envers notre propre survivance. Et c'est pourquoi notre " je - moi " primitif et spontané est un " moi-objet ", impliquant, comme chez toutes les espèces de vivants, un déterminisme introverti, égocentrique: et cela, biologiquement, inévitablement. Mais il y a plus : la foi chrétienne nous le dit, et l'expérience le confirme, cette situation naturelle et inévitable est en outre viciée par l'état de péché qui marque aussi la condition humaine, et qui porte au repliement sur soi, à une immersion quasi totale dans les déterminismes physiques et psychiques, et qui compromet ainsi l'émergence du " moi-sujet ".

Il me semble que l'expérience chrétienne et l'expérience bouddhique convergent notablement sur ce point fondamental: le " moi-objet " ne peut être supprimé, il est constitutif de notre nature phénoménale; et pourtant il doit s'effacer : une kénose, un lâcher-prise, est nécessaire pour qu'advienne la personne. Tant il est vrai qu'il y a incompatibilité radicale entre la volonté d'autonomie, de suffisance (c'est-à-dire l'égocentrisme) et l'amour.

Je ne pense pas que Maurice Zundel ait eu l'occasion de réfléchir beaucoup sur le bouddhisme, et pourtant il a exprimé cette nécessité de l'effacement du " moi-objet " pour que s'éveille et se développe la personne, en des termes qui me paraissent rejoindre une intuition bouddhique fondamentale. C'est pourquoi je citerai encore cette page où il décrit l'émergence de la personne:

" Il reste à chercher le Dieu source de vie, dans un univers qui, pour nous, n'est pas encore, dans cet univers interpersonnel auquel nous ne pouvons accéder que par une nouvelle naissance: celle qui est suggérée dans l'entretien de Jésus avec Nicodème. Il faut naître de nouveau, en effet, pour découvrir en soi, comme Jésus le suggère dans l'entretien avec la Samaritaine, la source qui jaillit en vie éternelle. Il est rarement utile de parler de ce Dieu caché en nous. Il faut Le vivre, car Il est une présence qui n'est efficacement connaissable qu'en vertu d'une libre adhésion.

Aussi bien est-ce la loi de l'univers interpersonnel d'être construit sur un engagement réciproque. Alors que la science ne demandait qu'une fidélité à la méthode, l'univers interpersonnel ne peut surgir
— vous en êtes témoins dans votre vie nuptiale, dans votre vie parentale, dans votre vie filiale, vous en êtes tous témoins dans toutes vos amitiés — que dans l'espace que l'on devient pour accueillir l'autre. Les relations entre personnes sont conditionnées par l'amour, par un engagement mutuel, et la connaissance dans cet univers interpersonnel est rigoureusement fonction du don de soi. C'est pourquoi plus on aime, plus on connaît, moins on aime, moins on connaît; et quand on n'aime plus, on ne connaît plus.

L'amour est vraiment la seule clé de ce monde de l'esprit où résident toutes nos valeurs. Nous n'y pouvons pénétrer, progresser et demeurer que par un engagement sans cesse renouvelé, que par un amour toujours plus généreusement donné, que par un dépouillement toujours plus profond. Il n'y a pas d'autre voie pour résoudre le problème que nous sommes, qui est au fond le seul problème.

Quand on chemine aussi modestement que ce soit dans cette voie, on en est de plus en plus convaincu, comme on découvre avec toujours plus d'évidence que “je - moi” = “zéro” " (2),

Il est vrai que dans les textes bouddhiques la personne n'est jamais nommée. Mais elle ne peut pas l'être, car la doctrine bouddhique, dans sa formulation traditionnelle, dépend de la culture indienne, laquelle ne distingue pas les notions de personne et d'individu; c'est pourquoi on ne trouve, dans les langues qui dépendent de la culture indienne, aucun terme permettant de désigner la personne.

Il est bien clair que le bouddhisme reconnaît la réalité phénoménale de l'être individuel: ce que j'ai appelé le " moi-objet ". Il est clair aussi qu'il nie la réalité de l'âtman hindou, ainsi que celle de toute " âme " considérée comme substrat individuel permanent, sous-jacent au flux des déterminations phénoménales. Mais nie-t-il également cette réalité mystérieuse que nous nommons " la personne "? Tout d'abord, on ne peut reprocher au bouddhisme de n'avoir pas répondu à une question qui ne se posait pas dans le contexte culturel et religieux où il est né et où il s'est développé. D'autre part, lorsqu'on vit quelque peu dans un monastère bouddhiste, et qu'on y rencontre de vrais spirituels, on ne peut pas ne pas remarquer que ce qui s'est développé en eux est, de fait, ce que nous nommons " la personne ". C'est pourquoi il me semble que la position bouddhique concernant la personne est en réalité une position apophatique (3) : tout se passe comme s'il fallait écarter les notions susceptibles de pervertir cette réalité mystérieuse qui n'est jamais nommée, mais partout supposée. En rejetant les notions d'âtman ou d'âme, le bouddhisme veut éliminer la base de tout attachement; il veut conjurer la tentation de s'appuyer sur une réalité autonome, principe d'autosuffîsance. Mais la tendance à l'autonomie n'est-elle pas la base du comportement pécheur, qui se ferme à l'amour ? La loi de l'amour est en effet l'hétéronomie, et la personne est justement le principe de communion qui fait exister un sujet comme ouvert aux autres, et lui permet de transcender les limites de son individualité comme de surmonter ses tentations d'autonomie et de fermeture. C'est pourquoi je me demande si la notion bouddhique d'anattâ ne serait finalement pas plus proche de la notion chrétienne de personne que la notion hindoue d'âtman.

III
le mystère de la personne et la foi chrétienne

Selon Maître Eckhart, la vocation chrétienne est de " devenir fils dans le Fils "; et il va jusqu'à dire: " Nous sommes tous un seul Fils unique ". Sa pensée rejoint celle de saint Paul, qui nous montre que le bonheur et la grandeur de l'homme, c'est de devenir fils de Dieu par adoption. Selon saint Paul, en effet, seul Jésus, le Christ, dans sa nature divine, est Fils par nature, de toute éternité, en Dieu; quant à nous, pour recevoir en toute vérité ce nom de " Fils de Dieu ", nous devons être assimilés au Fils, recevoir la forme du Fils, de façon que le Père reconnaisse en nous ses fils, qu'Il reconnaisse en nous son Fils. Et cette qualité est imprimée en nous par l'action transformante et sanctifiante de l'Esprit. C'est ainsi que l'homme est appelé à entrer dans la communion trinitaire, et donc dans l'amour parfait, sans limites et sans opacité.

S'il est vrai que l'homme est créé à l'image de Dieu, c'est donc en Dieu que nous trouvons la réalisation la plus parfaite de ce que nous appelons la personne; et c'est pourquoi la révélation trinitaire éclaire l'existence humaine : elle éclaire en effet l'expérience religieuse de l'homme en lui donnant la clef d'interprétation de ses aspirations les plus profondes et apparemment les plus contradictoires, le besoin d'altérité et le besoin de communion.

Remarquons encore que la révélation trinitaire nous oblige à purifier notre notion de personne en la distinguant nettement de celle d'individu. Les trois personnes divines ne sont pas trois individus : si nous l'affirmions, nous serions trithéistes ! Ce que nous croyons au contraire, c'est que ces trois personnes sont " purs sujets de relation " au sein de l'être divin absolu et infini, dont l'unicité n'est pas compromise par cette triple altérité relationnelle. Cette affirmation est évidemment indémontrable, mais si nous l'acceptons, nous pressentons alors que la théologie de l'amour transcende la philosophie de l'être, et nous réalisons que l'affirmation de saint Jean: " o Theos estin agapè, Dieu est amour ", est l'expression la plus parfaite qu'il pouvait donner de l'être divin. Dire de l'être divin qu'il est amour, c'est dire qu'il est vie, et vie de relation; et c'est seulement en Dieu que cette vie de relation est parfaite, car tant la distinction réelle des personnes que l'unicité et la simplicité de l'être divin fondent la perfection de la communion.

C'est ainsi que la révélation de l'amour qui est en Dieu fonde une anthropologie. Le mystère de la Trinité se présente en effet comme le démenti le plus flagrant à tout personnalisme individualiste ; il est l'attestation la plus impressionnante de l'aspect çom-munautaire de la personne: car, en Dieu, les personnes ne sont pas préalablement constituées à leur communauté, comme ai elles formaient d'abord un tout en elles-mêmes avant de s'ouvrir aux autres. Elles se constituent dans leurs relations mutuelles : aucun " je " ne précède sa relation à autrui : il surgit comme relation hypostatique. Dès lors, la communauté n'est pas postérieure aux personnes; elle s 'établit en même temps que les personnes.

Il en va de même pour les personnes humaines: elles non plus n'existent pas d'abord chacune dans son quant-à-soi, pour entrer ensuite en relation avec les autres, et former avec elles une communauté. Communauté et personnes sont posées ensemble; une personne n'existe que comme relation avec les autres personnes. Sa réalité est celle d'un être relationnel.

Pour le chrétien, l'amour appartient donc à l'ordre de l'Ultime: Dieu comporte en lui-même une vie de relation; c'est pourquoi, du point de vue chrétien, l'amour n'appartient pas seulement à l'ordre des moyens, il est de l'ordre de la fin. Toute la difficulté, pour le bouddhiste, est d'admettre que la présence de relations au sein de l'Ultime n'implique pas que l'on conçoive l'Absolu comme composé, ce qui reviendrait en effet à former une notion contradictoire. Toute la difficulté est d'admettre que l'être relationnel, tel que j'ai essayé de le décrire, n'implique pas relativité au sens cosmologique, et donc limitation: c'est bien là en effet le fond du mystère.

Mais le mystère est éclairant, et nous sommes invités à en vivre. Dans la vie humaine, en effet, l'amour apparaît comme la valeur suprême: un être humain qui ne se croirait aimé de personne, et qui s'estimerait incapable d'aimer personne, aurait-il encore une raison de vivre? Mais la révélation divine nous apprend que cela n'est pas vrai seulement de la vie humaine; elle nous apprend que l'amour est une valeur suprême absolument. C'est pourquoi le Père Daniélou pouvait affirmer:

" Il aurait été impensable que Dieu ne soit pas amour, car si Dieu n 'était pas amour, Dieu serait privé de ce qui nous apparait comme la valeur suprême. Or l'amour est essentiellement communication entre les personnes. Dieu ne peut être amour que s'Il a éternellement quelqu'un à aimer. L'existence de l'amour en Dieu suppose éternellement en Dieu une distinction de personnes. Car l'hypothèse que Dieu, étant amour et n'ayant rien à aimer, a créé le monde pour avoir quelque chose à aimer, apparaît évidemment comme contradictoire, car dans ce cas il y aurait eu un temps où Dieu n'ayant rien à aimer manquait de quelque chose d'essentiel. Un être qui manque de quelque chose d'essentiel ne peut être Dieu, puisque précisément Dieu est celui qui est la plénitude de tout bien. Ainsi la révélaion de la Trinité, loin d'être une sorte de brimade intellectuelle qui nous serait imposée par-dessus un christianisme qui pourrait s'en passer, est au contraire la révélation suprême à laquelle nous adhérons en étant chrétiens, et dont les conséquences rejaillissent sur la totalité de notre existence " (4).

dom pierre massein


(1) (2) . Maurice ZUNDEL, Je est un autre, Desclée de Brouwer, 1971, pp. 22-23, pp. 28-29
(3). Apophatique: cf. note 3, p. 74.
(4). Jean DANIELOU, Mythes paiens, mystère chrétien, Fayard, 1966, pp. 104-105.



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