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Quelle Voie Bouddhiste ?
Chapitre II

Thich Tri Siêu
Traduit du vietnamien par
Corinne Segers

Chapitre I
Avant Propos
Eveil & Libération
Doctrines, Dogmes & Préceptes
Végétariens - Carnivores
Maîtres Mariés
Portrait du Maître Encadré
Trouver un Maître Réalisé
Chapitre II
Chez les Tibétains
Les Ecoles Tibétaines
La Retraite
Yin/Yang, Masculin/Féminin
Chapitre III
Les Chakras
L’Ego Spirituel
Causes et Effets
L’Amour
La Voie Sans Nom
Chez les Tibétains
C'était en février 1994, à la Pagode Duc Viên de San José, lors d'un enseignement dont le sujet était " Sauver la Terre, notre mère ".

Un fidèle se leva pour me poser une question: " J'ai entendu dire que vous avez fait une retraite chez les Tibétains. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous avez trouvé d'intéressant? "

A l'époque, je n'avais pas envie d'expliquer ce qu'est le Vajrayana tibétain, aussi répondis-je évasivement sans vraiment entrer dans le sujet.

J'ai constaté depuis que de nombreux livres tibétains ont été traduits en vietnamien, et que certains bouddhistes vietnamiens manifestent de l'estime pour les Tibétains, ce qui me fait penser que le moment propice est maintenant venu pour rendre publiques mes réflexions et parler de mon expérience.

Je n'étais qu'en 11ème lorsque je lus " Le Troisième Oeil " de Lobsang Rampa, un livre qui parlait des mystères du Tibet, et des cérémonies d'initiation et d'ouverture des chakras. J'achetai d'un coup tous les livres de l'auteur, mais mes projets de lecture intensive tombèrent dans l'oubli à cause des examens de fin d'année. Lorsque, bien plus tard, j'ai mentionné le nom de Lobsang Rampa à des lamas tibétains, la plupart n'avaient jamais entendu parler de lui, et ceux qui le connaissaient le traitèrent de vantard et d'imposteur. Quoi qu'il en soit, Lobsang Rampa eut le mérite d'attirer un large public occidental vers le bouddhisme tibétain. Dans le milieu vietnamien aussi, bien des gens se sont tournés vers la bouddhisme tibétain après avoir lu la traduction du " Troisième Oeil " (traduit sous le titre " Le Tibet Mystérieux " en vietnamien) par Nguyên Huu Kiêt.

En dehors de Lobsang Rampa, deux autres pionniers occidentaux ont exploré le Tibet, étudié et adopté sa religion. Il s'agit d'Alexandra David-Neel, une Française, et d'Anagarika Govinda, un Allemand. Tous deux ont écrit de nombreux livres qui relatent leurs aventures, leurs périples au Tibet et leur cheminement spirituel. Ces livres ont une grande valeur. Les informations qu'ils véhiculent sont correctes et précises. Les lire nous permet de nous faire une idée plus juste et plus complète de ce qu'est le Bouddhisme tibétain. Toutefois, si cette lecture vous donne envie de suivre la voie tibétaine, rappelez-vous que ces deux auteurs racontent des faits et des expériences vieux de plus de 60 ou 70 ans! Bien des choses ont changé depuis, les temps et les lieux ne sont plus les mêmes. Plus question pour nous de nous rendre au Tibet pour y étudier le Dharma auprès des maîtres dans des ermitages perdus au fond de forêts profondes ou dans les montagnes escarpées, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, étant occupé par les communistes chinois, le Tibet n'est pas d'accès libre et facile. Ensuite, nous n'avons plus absolument besoin de nous rendre au Tibet. De nos jours, de nombreux centres bouddhistes tibétains ont ouvert leurs portes en Occident, hébergeant des Lamas tibétains et des Rinpochés desquels nous pouvons directement recevoir les enseignements.

Bien sûr, étudier le Dharma en France ou aux Etats-Unis ne sera pas tout à fait comparable à la manière dont Alexandra David-Neel et Anagarika Govinda l'ont étudié au Tibet au début de ce siècle. Je parle d'expérience, ayant moi-même étudié le Dharma chez les Tibétains depuis 1987.

J'ai commencé à fréquenter le monatère Linh Son en 1985, à y étudier et à y pratiquer. Au bout de six mois, l'Abbé du monastère, le Très Vénérable Thich Huyên Vi m'a autorisé à devenir moine. Le programme de pratique et d'étude était assez complet. Pour vous en donner une idée, voici comment se déroulait la journée:

5h30 : Réveil
6h : Récitation du Soutra Sourangama,
7h30 : Petit déjeuner
8h : Tâches ménagères et travaux manuels
10h : Lecture des soutras, étude individuelle
11h45 :Déjeuner
13h : Pause
14h : Enseignement
16h : Tâches ménagères et travaux manuels
18h : Pratique d'Amitabha, de la Terre Pure
20h : Enseignement
22h : Méditation
23h30 : Repos

Nous recevions donc deux fois par jour des enseignements, en début d'après-midi et de soirée. En dehors des textes de base du Vinaya, nous étudiions également les Soutras et l'Abhidharma (15) , l'histoire du Bouddhisme, le chinois et le pali. En dehors des heures de cours, les moines et les nonnes avaient également accès à la bibliothèque, où ils pouvaient consulter des livres en langues étrangères. C’était une grande chance pour tous ceux qui désiraient apprendre et étudier car, à ce que je sais, peu de pagodes permettent aux novices l’étude d’autres livres que ceux du Vinaya. Certaines pagodes acceptent aussi des novices sans pour autant les former correctement: à longueur de journée, ils sont sollicités uniquement par les travaux d’entretien, les prières et les cérémonies.

Le jour où j’ai pris les voeux de novice, deux moines étrangers assistaient à la cérémonie d’ordination: Gueshé Lobsang Tengyé (que nous appelions entre nous le " Vénérable tibétain "), et un Allemand, le Vénérable Pasadika. " Gueshé " est un titre qui équivaut à celui de " Docteur " dans les études bouddhistes. Gueshé Tengyé appartenait à l’école Guélougpa, c’est-à-dire l’école des " Bonnets Jaunes ". Deux ans auparavant, il avait résidé provisoirement au monastère Linh Son avant de se voir confier par Lama Yeshé et Lama Zeupa la responsabilité de l’Institut Vajrayogini à Toulouse. Il ne parlait pas français et ne connaissait qu’un peu d’anglais. Quant au Vénérable Pasadika, il avait autrefois voyagé en Thaïlande, en Inde et au Japon. Alors qu’il se trouvait à l’Université de Nalanda en Inde, il fit la connaissance des Vénérables Thich Minh Châu, Thich Huyên Vi et Thich Thiên Châu. Grand érudit, il parlait couramment l’anglais, le français, le thaïlandais, le Hindi, le tibétain et le sanscrit. Il écrivit même sa thèse de doctorat en sanscrit. A son retour des Indes, il séjourna deux ans à Linh Son avant de retourner en Allemagne. En raison des liens qui les unissaient tous deux au monastère Linh Son, ils ne manquaient jamais d’y revenir pour fêter la nouvelle année lunaire ou l’anniversaire du Bouddha. A ces occasions, j’essayais de les approcher pour leur poser des questions sur la doctrine. Le Vénérable Pasadika était une source précieuse d’informations sur les doctrines Madhyamika et Cittamatra. Quant à Gueshé Tengyé, je lui demandais de me transmettre quelques mantras, comme le mantra de Tara, de Manjoushri ou du Bouddha de la médecine (16) .

Deux de mes condisciples s’intéressaient comme moi au Bouddhisme tibétain : un moine du nom de Tri Phap et la nonne Tri An. Ils avaient lu plus de livres sur le sujet et en savaient plus que moi. C’était en fait Tri Phap qui m’incitait à aller trouver Gueshé Tengyé chaque fois qu’il rendait visite à la Pagode pour lui demander des mantras. Tri Phap avait lu certains livres dans lesquels il était fait mention du " Mantra des Cent Syllabes ", sans jamais parvenir à découvrir le mantra en question, aussi me confia-t-il la mission de le demander à Gueshé Tengyé. Celui-ci me le récita sur-le-champ, mais je fus incapable de le retenir: ce mantra est très long et, à l’époque, je ne connaissais pas le tibétain. Il me vint alors l’idée de chercher un enregistreur au rez-de-chaussée, de le monter dans la chambre et de lui demander de répéter le mantra lentement, mot à mot. Ensuite, j’ai réécouté l’enregistrement pour le transcrire phonétiquement, utilisant les sons du vietnamien et du français pour en faciliter la lecture. Tri Phap avait enfin son mantra et, tout heureux, il me remercia chaleureusement. A l’époque, j’ignorais tout de l’usage et de l’efficacité de ce mantra, mais à voir l’expression sur le visage de Gueshé Tengyé lorsque je lui en fis la demande, et la joie de mon aîné Tri Phap lorsqu’il reçut sa transcription, j’ai deviné qu’il devait s’agir d’un mantra particulièrement précieux et sacré, aussi je l’appris par cœur et je le récitais tous les jours. Ce n’est que bien plus tard, en entrant en contact avec les centres tibétains, que j’entendis réciter ce mantra au cours des rituels et que j’appris que le " Mantra des Cent Syllabes " est le mantra de Vajrasattva et qu’il a le pouvoir de purifier le karma négatif.

De nous trois, c’est sans doute Sœur Tri An qui se passionnait le plus pour le Bouddhisme tibétain. Elle aimait beaucoup réciter des mantras, comme le mantra du Sourangama ou le mantra d’Avalokiteshvara (Om Mani Padmé Hung). A l’époque où je me vis confier le poste de secrétaire du Monastère et de l’Association, et où je m’occupais activement du courrier, Tri An fut nommée préposée à la bibliothèque. Comme elle devait classer et répertorier tous les ouvrages, elle eut l’occasion de lire et d’étudier de nombreux livres tibétains. C’est elle qui la première me parla des Lamas tibétains, du Dalaï Lama, de Trungpa Rinpoché, de Tarthang Tulku et de bien d’autres.

Le 28 mai 1986, soit six jours après la cérémonie au cours de laquelle je pris les vœux de novice (Sramanera), le Dalaï Lama honora le Monatère Linh Son de sa visite. A l’époque, j’ignorais presque tout de lui. Je savais seulement qu’il était un personnage important: le chef suprême du Bouddhisme tibétain et du gouvernement tibétain en exil.

Pour préparer sa visite, nous avions réparti les tâches entre nous et mon rôle était de présenter aux fidèles assemblés dans le temple principal une courte biographie de Sa Sainteté. Il a donc fallu que je me documente en consultant les livres et les revues pour en savoir plus. La visite du Dalaï Lama eut lieu en pleine semaine, ce qui n’empêcha pas les fidèles de se presser en masse pour venir rendre hommage au " Bouddha vivant ". Je n’aime pas trop ce terme, car un " Bouddha vivant " implique un " Bouddha mort ", or un Bouddha est par définition passé au-delà du cycle de la vie et de la mort et on ne peut dès lors parler ni d’un Bouddha mort, ni d’un Bouddha vivant. De plus, à la question de ceux qui lui demandaient s’il était véritablement un Bouddha vivant, le Dalaï Lama répondit: " Je ne suis qu’un moine bouddhiste. " Je me souviens encore qu’avant de partir, il nous enseigna le mantra du Bouddha Shakyamouni : Om Muni Muni Maha Muniyé Soha".

Ensuite, il se rendit au Pavillon Baltar, dans la circonscription voisine de Nogent-sur-Marne, pour y donner une conférence. J’ai eu la chance d’assister à cet enseignement, parce que je servais de chauffeur aux deux Gueshés Lobsang Tengyé et Seunam Gyaltsen. Le premier venait du monastère de Sera, le second du monastère de Ganden. Autrefois, au Tibet, l’école Guélougpa comptait trois grands monastères principaux aux alentours de Lhassa. On dénombrait plus de huit mille moines dans le plus grand, Drépoung. Il était suivi par Sera, avec quelque cinq mille moines, et Ganden en comptait environ trois mille. Après l’invasion par la Chine communiste en 1959, les réfugiés tibétains ont trouvé asile en Inde, où ils ont reconstruit ces trois monastères dans le sud du pays. Toutefois, ils n’hébergent pas plus de cinq cents moines. Je présenterai plus en détail les quatre écoles principales du Bouddhisme tibétain dans le chapitre suivant, et j’y expliquerai les appellations telles que Rinpoché, Gueshé, Khenpo, etc…

Après la visite du Dalaï Lama à la Pagode Linh Son, chacun retourna à ses activités quotidiennes et à ses études.

J'oubliai petit à petit et ne fis plus attention au Bouddhisme tibétain, jusqu'au jour où j'appris que sœur Tri An s'apprêtait à partir étudier à Dharamsala, en Inde. Elle avait pris contact avec Doboom Tulku à la Maison du Tibet. Ce Lama était un jour venu à Linh Son et j'en avais profité pour lui demander des explications au sujet du mantra du Bodhisattva Cundhe (17) mais il m'avait répondu qu'il ne savait rien à ce sujet et, déçu, je ne lui avais plus posé d’autres questions. Tri An essaya de me convaincre de l'accompagner en Inde pour étudier et pratiquer avec les Lamas tibétains, mais sans doute les causes et les conditions nécessaires n'étaient-elles pas encore réunies pour moi à ce moment là, aussi j'ai réfusé. De plus, je me disais qu'il ne manquait pas de Lamas et de centres tibétains en France, pas besoin donc d'aller jusqu'en Inde.

Le 16 janvier 1987, Sœur Tri An est partie en Inde. Je pensais la conduire jusqu'à l'aéroport d'Orly, mais lorsque j'ai voulu prendre la voiture, je ne l'ai trouvée nulle part. La veille au soir, le Vénérable Thich Giac Hoàn était venu l'emprunter sans que je le sache. Je ne sais pas pourquoi personne ne pensa à appeler un taxi. Voyant la pauvre Tri An s'éloigner vers le métro, partant toute seule vers un pays étranger à des milliers de kilomètres pour étudier le Dharma, nous demandèrent - mon condisciple Quang Duê, la nonne Tri Lac et moi-même - de pouvoir l'accompagner jusqu'à l'aéroport. Il neigeait ce jour là et le métro fut ralenti mais, heureusement, nous arrivèrent à temps et nous lui dirent une dernière fois adieu. De Dharamsala, Sœur Tri An nous écrivit plusieurs fois, nous racontant les enseignements du Dalaï Lama, et elle m'envoya le livre " Clear Light of Bliss " de Guéshé Kelsang Gyatso. Je l'ai lu, mais je n'y ai rien compris. C'est à partir de là que, pour essayer de comprendre, l'envie me prit de rencontrer des Lames tibétains en France. J'appris ainsi que Dagpo Rinpoché enseignait le tibétain à l'Université Dauphine (INALCO) à Paris, et qu'il enseignait le Dharma deux fois par mois à Montparnasse. Je me suis alors immédiatement rendu auprès de lui, à Montparnasse, pour lui demander de m'enseigner le Tantra. A mon grand étonnement, il me fit savoir qu'il ne savait rien du tout au sujet des Tantras. Je lui ai alors demandé de me présenter un autre Lama connaissant les Tantras. Il m'envoya chez Gueshé Seunam Gyaltsen, le gueshé que j'avais déjà eu l'occasion de rencontrer à Linh Son. Je lui ai téléphoné, lui demandant si je pouvais venir étudier la doctrine avec lui, et il accepta. Arrivé chez lui, j'ai constaté qu'il habitait chez une dame, une Européenne du nom de Marie Stella. Celle-ci était professeur de japonais, et elle assurait également la traduction des enseignements de Dagpo Rinpoché. En effet, bien que ce dernier connaisse le français, il préférait parler tibétain lorsqu'il enseignait le Dharma. J'étais un peu perplexe: comment se faisait-il que Guéshé Seunam puisse habiter seul avec une femme alors qu'il était moine? Cette situation allait à l'encontre des préceptes. Mais je laissai de côté mon malaise, car je n'étais pas venu là pour chercher les défauts des autres, les critiquer et les condamner, mais pour enrichir ma connaissance du Dharma. Il y a dans la vie bien des situations épineuses et complexes qu'une interprétation hâtive et teintée de préjugés risque de nous faire percevoir de façon erronée. Pour éviter ce genre de chose regrettable, essayons toujours de comprendre avec sympathie avant de juger avec un esprit constructif et non une attitude accusatrice.

Guéshé Seunam devait avoir aux alentours de soixante ans. Il ne connaissait pas le français et parlait seulement le tibétain. Lorsque je venais lui poser des questions, Marie Stella devait être présente pour nous servir d'interprète. Dès ma première visite, je suis rentré dans le vif du sujet en lui demandant de m'apprendre le Tantrayana tibétain. Lorsque Guéshé me répondit qu'il ne connaissait rien du tout au Tantrayana, je fus pris d'un doute: se pouvait-il que tous ces moines tibétains ignorent tout des Tantras? Mais je me souvins aussi de l'histoire de Milarépa, qui avait du subir tant d'épreuves amères avant que son maître Marpa n'accepte de lui donner les enseignements. Je me suis dis alors que Guéshé Seunam avait peut-être refusé pour me tester et je lui ai donc répondu: " Très bien, si vous ne m'enseignez pas le Tantrayana, j'aimerais étudier le Dharma avec vous si vous le voulez bien. " Il accepta et, à partir de ce jour, je me suis rendu chez lui deux fois par mois pour approfondir avec lui des points de la doctrine. C'est ainsi qu'ont commencé mes études chez les Tibétains.

Les mois passèrent, je n'avais toujours rien appris au sujet des Tantras et, bien qu'officiellement c'est moi qui venait lui poser des questions sur la doctrine, je subissais en fait un interrogatoire en règle de sa part. Un jour, je lui ai demandé au hasard de la conversation pourquoi il ne résidait pas dans un monastère tibétain pour y enseigner le Dharma aux fidèles plutôt que de vivre dans une maison laïque et c'est alors qu'il m'expliqua sa situation. Il résidait à Dharamsala lorsque Marie Stella y arriva pour apprendre le tibétain pendant sept mois. Ils se rencontrèrent et Marie Stella constata qu’il était gravement malade. De retour à Paris, elle fit les démarches administratives pour qu’il puisse venir en France pour s’y faire soigner. Il devait habiter chez elle pour que sa situation soit conforme à la législation et à la procédure d’hébergement.

Début juin 1987, j’étais venu le voir comme d’habitude, lorsqu’il me dit à l’improviste que si je souhaitais apprendre le Tantrayana, pourquoi n’irais-je pas à l’institut Vajrayogini près de Toulouse pour y rencontrer Ganden Tripa Rinpoché. Le 98ème chef spirituel de l’école Guélougpa qui viendrait directement de Dharamsala le mois suivant pour donner de grandes initiations comme celles de Yamantaka, Guhyasamaja, etc. Guéshé ajouta que si j’avais des questions concernant la pratique tantrique, je pourrais revenir le voir après avoir reçu ces initiations et qu’il me donnerait toutes les explications nécessaires.

J’ignorais jusqu’alors pourquoi Dagpo Rinpoché et Guéshé Seunam avaient refusé de me parler du Tantrayana. Ce n’est qu’après avoir reçu les initiations de Ganden Tripa Rinpoché et être resté deux semaines au monastère de Nalanda que j’en ai compris la raison: une des vingt-quatre règles (samaya) du Tantrayana interdit de divulguer les enseignements tantriques à quiconque n’a pas encore reçu d’initiation (Wang en tibétain, Abhisheka en sanscrit).

Je me suis donc rendu à l’Institut Vajrayogini en juillet 1987. Guéshé Lobsang Tengyé, que j’avais déjà rencontré précédemment à Linh Son, était à présent responsable du centre. A environ 5 km de l’Institut se trouvait le monastère Nalanda. L’Institut était réservé aux laïques et aux enseignements publics. Les moines, quant à eux, résidaient et pratiquaient au centre Nalanda. Comme j’étais moine, Guéshé Tengyé m’envoya loger à Nalanda. Je ne me suis rendu à L’Institut Vajrayogini que pour les initiations et les enseignements.

En France, les centres bouddhiques tibétains sont généralement appelés " Instituts ". En dehors d’un ou deux moines tibétains responsables, toutes les autres personnes sont des fidèles laïques. Ces moines tibétains ont leurs appartements personnels où ils prient, lisent les textes, récitent des mantras ou méditent, et dont ils ne sortent que pour enseigner ou présider les grandes cérémonies. La plupart d’entre eux ne parlent pas français, étant souvent déjà âgés (50 à 60 ans). Nalanda est un monastère au sens propre du terme. Guéshé Jampa Thegchog supervisait une communauté qui comptait une quinzaine de moines, avec une majorité d’Américains, mais aussi des Français, des Italiens, des espagnols. Le programme de la journée se déroulait comme suit :

6:30 - 7:30 : Cérémonie d’offrande aux Lamas
8:00 : Petit déjeuner
8:30 -11:30 : Pratique et étude individuelle ou travaux ménagers et manuels
12:00 : Déjeuner
14:00 - 16:00 : Cours sur la doctrine donnés par Guéshé Thegchog
16:00 - 17:00 : Débats
17:00 - 18:00 : Rituel de Mahakala

Ensuite, jusqu’à 22h, nous pouvions nous occuper à notre guise. Personne ne cuisinait le soir. Ceux qui avaient faim pouvaient se rabattre sur les restes du repas de midi.

La vie ici était relativement paisible: on ne faisait que manger, étudier et pratiquer. Les travaux d’entretien étaient réduits au strict nécessaire: balayer, jardiner et maintenir le bâtiment de sorte qu’il ne se dégrade pas trop. La campagne environnante était très paisible, avec des champs en face et un petit ruisseau à l’arrière. Les fidèles laïques n’étaient pas admis au monastère, ce qui évitait aux moines de devoir s’occuper de visiteurs, mais qui les privait de soutien financier. Les moines devaient donc verser chaque mois 700 FF pour leur nourriture et leur logement. Ceux qui avaient des bienfaiteurs ou recevaient de l’aide de leurs proches n’avaient pas de soucis à se faire. Quant aux autres, il ne leur restait plus qu’à quitter le monastère pour travailler à l’extérieur trois ou quatre mois et revenir continuer leur pratique dès qu’ils avaient amassé assez d’argent.

Ganden Tripa Rinpoché étant le 98ème chef spirituel de l’école Guélougpa, tous les moines de Nalanda assistèrent aux initiations qu’il donna. Au cours de son séjour de deux semaines, il donna les trois initiations suivantes:

  1. L’initiation de Yamantaka, Dorjé Djikjé en tibétain, traduit en anglais par " The Vajra Terrifier ". " Dorjé " signifie "diamant". " Djikjé " signifie " qui terrifie, qui fait peur ". Yamantaka est un Yidam (18) , une manifestation courroucée et effrayante de Manjoushri. Comme la conscience des êtres vivants contient aussi bien les ferments du bien que du mal, les Bodhisattvas apparaissent tantôt sous des formes paisibles, tantôt sous des formes courroucées pour dompter et sauver les êtres. L’initiation de Yamantaka fait partie des " grandes initiations " (wang chen en tibétain), et la cérémonie dure deux ou trois jours. Le disciple qui a assisté à cette cérémonie est considéré comme " initié " parce qu’il a été introduit par le Lama dans le mandala du Yidam, et qu’il a reçu les explications des visualisations qui le concernent. S’il veut par la suite compléter et approfondir sa connaissance du Tantrayana, il peut aller trouver les Lamas pour leur poser des questions sans plus craindre de se voir opposer un refus. Les initiations du Kalachakra, de Guhyasamaja, d’Hévajra, de Chakrasamvara et de Vajrayogini sont également considérées comme de "grandes initiations".
  2. L’initiation de Cittamani Tara, Dreulma en tibétain. Il s’agit d’un Yidam féminin qui apparaît sous un aspect paisible. En général, c’est elle que prient les Tibétains chaque fois qu’ils rencontrent un danger.
  3. L’initiation d’Avalokiteshvara, Chenrezig en tibétain, qui correspond à Quan Am en vietnamien. Contrairement à sa représentation chez les Vietnamiens, Avalokiteshvara apparaît dans l’iconographie tibétaine comme un Bodhisattva masculin doté de quatre bras, la main droite tenant un chapelet, la gauche une fleur de lotus et les deux mains jointes au niveau de la poitrine tenant un joyau. La visualisation de ce yidam et la récitation de son mantra ont le pouvoir d’accroître notre compassion.
Ces deux semaines passées à Nalanda en contact avec des moines occidentaux m’ont permis d’en savoir plus au sujet des Tantras dont je n’avais jusqu’alors connaissance que par le biais de mes lectures.

Avant de continuer le récit de mon périple spirituel, je crois qu’il serait utile au préalable de présenter sommairement au lecteur les principales écoles du Bouddhisme tibétain.

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Les Ecoles Tibétaines
Les écoles bouddhistes tibétaines sont très nombreuses mais, en définitive, elles appartiennent toutes à l’une ou l’autre des quatre grandes écoles principales qui sont les Nyingmapas, les Kagyupas, les Sakyapas et les Guélougpas.
1. L’école Nyingmapa

" Nyingma " signifie " ancien, antique ", et " pa " indique les gens qui suivent cette école. Les Nyingmapas sont donc " l’Ecole Ancienne ". Au 8ème siècle, le roi tibétain Trisong Detsen s’intéressa au Bouddhisme et invita dans son pays deux maîtres indiens, Shantarakshita et Padmasambhava, pour qu’ils y transmettent cette religion. Padmasambhava (Né du Lotus) était particulièrement fameux comme l’exposant le plus éminent du Vajrayana indien. Selon la tradition, il utilisa ses pouvoirs miraculeux et la magie pour vaincre et soumettre les démons et les sorciers Bön (19) locaux et c’est à partir de là que le roi et toute la population adoptèrent le Bouddhisme. Les Tibétains l’appellent " Gourou Rinpoché " (le précieux maître) et le vénèrent comme le premier patriarche de l’école Nyingmapa.

Ce n’est qu’à partir du 11ème siècle que l’appellation " Nyingmapa " fut utilisée, pour distinguer cette école des nouvelles écoles qui venaient d’apparaître, après les années noires que connut le Bouddhisme sous le règne du roi Langdarma. Ce roi prêtait une oreille favorable aux représentants de la religion Bön ancestrale et essaya d’éliminer totalement le Bouddhisme au Tibet. Il ordonna que l’on détruise tous les temples et les livres bouddhiques, et que l’on tue les moines et les maîtres du Dharma. Deux ans après le début des destructions, un moine du nom de Palgyi Dorjé assassina le roi dans son palais. C’est grâce à lui que le Bouddhisme ne disparut pas complètement au Tibet.

Les adeptes de cette école ne doivent pas nécessairement se faire moine et se raser la tête et la plupart d’entre eux sont des laïques qui ont maison, femme et enfants. La responsabilité d’un chef spirituel est transmise après sa mort à l’un de ses fils ou à l’un de ses disciples s’il n’a pas d’enfant. Le mode de transmission n’ayant pas été clairement systématisé dans cette école, tous ceux qui ont atteint un haut niveau de réalisation et une grande pureté de conduite sont considérés et vénérés comme des patriarches. Il y a quelques années, le plus haut représentant des Nyigmapas était Dudjom Rinpoché. A sa mort, ce fut Dilgo Khyentsé Rinpoché. Actuellement, deux représentants de l’école Nyingma sont particulièrement actifs pour transmettre le Dharma en Occident: Tarthang Tulku et Sogyal Rinpoché.

Au niveau de la méthode, l’essence de la pratique est le Dzogchen (Maha Ati), que l’on traduit par " Grande Perfection ". D’après ce que j’en comprends, la doctrine du Dzogchen me semble avoir de nombreux points communs avec le Ch’an chinois.

2. L’école Kagyupa

" Ka " signifie " bouche "" et " gyu " signifie " transmission ". L’école Kagyupa est donc l’école de la transmission orale. Le premier patriarche fut Tilopa, un yogi indien. Le second patriarche fut Naropa. Au 11ème siècle, Marpa, un tibétain, se rendit en Inde pour étudier auprès de Naropa, puis il revint dans son pays. Il fut le troisième patriarche et transmit ses enseignements à Milarépa. Ces quatre patriarches furent tous des laïques. Deux d’entre eux sont très connus: Naropa et Milarépa.

Naropa était l’abbé de l’Université monastique de Nalanda et connaissait à fond la doctrine bouddhiste. Un jour, une vieille femme vint le trouver. " Maître, dit-elle, ces textes que vous lisez, en comprenez-vous le sens? " Naropa répondit affirmativement.

" Dans ce cas, reprit la vieille, en avez-vous réalisé le sens dans votre expérience? " Et là, Naropa dut bien admettre que non. La vieille femme lui conseilla alors d’aller trouver son frère Tilopa qui, lui, en avait une expérience vivante. Naropa abandonna immédiatement sa position d’abbé de Nalanda pour partir à la recherche de Tilopa et apprendre la voie auprès de lui. Après douze années au cours desquelles Tilopa lui fit subir de terribles épreuves, Naropa réalisa l’éveil. Il fut reconnu comme un des quatre-vingt quatre fameux maîtres accomplis indiens (Maha siddha). Les méthodes yogiques tibétaines tirent toutes leur source des " Six Yogas de Naropa ".

Quant à Milarépa, il est le personnage le plus connu du Tibet. Jeunes ou vieux, petits ou grands, personne n’ignore son histoire. La vie de Milarépa ne fut qu’une longue suite d’événements tragiques et douloureux, mais elle se termina de façon glorieuse.

Le père de Milarépa mourut alors que lui et sa sœur étaient encore tout jeunes. L’oncle et la tante profitèrent de leur jeune âge et de la vulnérabilité de leur mère pour s’emparer de la maison, des champs et des biens de la famille et les exploiter cruellement tous les trois. Etouffant de rage et d’amertume, la mère de Milarépa força celui-ci à s’enfuir pour aller apprendre la magie noire et la venger. Obéissant aux ordres de sa mère, Milarépa apprit la magie avec succès et, à son retour, utilisa son pouvoir pour venger sa mère en tuant trente personnes d’un seul coup. Par la suite, rongé de remords, Milarépa s’enfuit à nouveau, mais cette fois pour trouver la voie de la libération, purifier avant tout les fautes graves qu’il avait commises et échapper ensuite définitivement au cycle des transmigrations. Il vint trouver Marpa et le supplia de bien vouloir lui donner les enseignements. Pendant six ans, Marpa ne cessa de l’insulter, de le repousser et de lui faire subir de terribles épreuves. Enfin, il lui transmit toutes ses connaissances et fit de lui son successeur. Ayant reçu tous les enseignements, Milarépa quitta Marpa pour mener pendant douze ans la rude vie d’ascète, méditant selon les instructions de son maître dans les grottes qui parsèment les montagnes de l’Himalaya. Milarépa réalisa le parfait Eveil et, d’après les légendes tibétaines, Milarépa manifesta de nombreux miracles pour convertir les partisans du Bön ou pour sauver des disciples.

Milarépa eut de très nombreux disciples, mais c’est à Gampopa, un moine issu de l’école Kadampa (20) , qu’il transmit sa lignée. Gampopa établit clairement les règles et ses successeurs furent tous des moines. Son successeur direct fut le premier Karmapa Dusum Khyenpa. Avant de mourir, celui-ci donna des instructions précises pour permettre à ses disciples de trouver sa réincarnation (21) et c’est ce que firent tous les Karmapas par la suite, jusqu’au Karmapa actuel qui est le dix-septième du nom.

En Occident, c’est l’école Kagyupa qui compte le plus grand nombre de centres. Quelques uns des lamas de cette école qui ont particulièrement contribué à la propagation du bouddhisme sont: Chogyam Trungpa Rinpoché, Kalou Rinpoché, Shamar Rinpoché, Chimé Rinpoché….

Au niveau de la pratique, l’essence des enseignements de cette école sont le Mahamoudra (le Grand Sceau) et les Six Yogas de Naropa (Naro cheu drug). La théorie du Mahamoudra s’appuie sur la pratique de la vision directe et ces enseignements sont en général ouverts à tous et enseignés publiquement. Par contre, les Six Yogas sont gardés secrets et ne sont enseignés que dans le cadre des retraites de trois ans. J’aurai l’occasion d’en parler dans les chapitres suivants.

3. L’école Sakyapa

Cette école tire son origine du Monastère de Sakya (qui signifie " terre grise "en tibétain) et fut fondé en 1073 dans le sud du Tibet. Tous les supérieurs de ce monastère étaient issus d’une même famille, la famille Kheun. Les volumes du " Lamdré " (La Voie et le Fruit) couvrent entièrement la doctrine de cette école. Les cinq premiers patriarches furent Sachen Kunga Nyingpo, ses deux fils : Seunam Tsémo et Dragpa Gyatsen, son petit-fils Sakya Pandita et son arrière petit-fils, Cheugyal Phagpa. Tous les cinq sont considérés comme des incarnations de Manjoushri, et des cinq, c’est Sakya Pandita qui est le plus célèbre. Il maîtrisait parfaitement toutes les connaissances de l’époque, dans le domaine mondain comme dans celui du Dharma. La renommée de ses oeuvres et de ses traductions s’étendait jusqu’en Inde et en Mongolie. Le roi mongol de l’époque, Kubilaï Khan (le petit-fils de Gengis Khan), le tenait en grande estime et le fit venir à la cour pour le nommer aux plus hautes fonctions spirituelles de l’Empire. C’est grâce à cette faveur exceptionnelle de l’Empereur mongol que l’école Sakyapa exerça une très grande influence dans tout le pays au cours du 13ème et du 14ème siècle, tant au niveau religieux que politique. Tsong Khapa lui-même, qui fut le père fondateur de l’école Guélougpa, fut profondément influencé par les doctrines de cette école.

L’école Sakyapa ne s’est que peu propagée en Occident où on la trouve à peine représentée.

4. L’école Guélougpa

En tibétain, " guélougpa " signifie vertueux. Cette école porte également le nom de " Bonnets Jaunes ". Le premier Patriarche, Tsong Khapa (1357-1419), suivit d’abord les enseignements exotériques du Soutrayana auprès des Kadampas pour ensuite étudier les enseignements ésotériques du Tantrayana. Constatant l’état de dégénérescence dans lequel se trouvait la pratique tantrique de l’époque, il mit toute son énergie dans la réforme du Bouddhisme et fonda un nouveau système d’organisation. Celui-ci, tout en ne cessant d’appartenir au Tantrayana, donne une importance capitale aux règles de discipline et de morale, et c’est ce qui distingue les " Bonnets Jaunes " des écoles plus anciennes, regroupées sous l’appellation de " Bonnets Rouges ". On trouve les doctrines de base de cette école dans les volumes du Lam Rim (Voie Progressive) et du Nga Rim (Tantrayana Graduel).

Tsong Khapa eut deux grands disciples, Dharma Rinchen et Guendun Drup. Dharma Rinchen perpétua la lignée spirituelle des Bonnets Jaunes. Quant à Guendun Drup, il monta sur le trône en 1439, tenant dans ses mains le pouvoir et l’administration du pays. Il devint ainsi le premier Dalaï Lama. Les réincarnations successives du Dalaï Lama se virent confier la charge de chef d’état et de chef spirituel jusqu’à ce jour. Le 14ème du nom est l’actuel Dalai Lama, Tenzin Gyatso, qui a reçu le prix Nobel de la Paix en 1989.

5. Les titres et appellations

Lama :

Le terme " Lama " traduit le mot sanscrit " Guru ", qui signifie maître spirituel. " Lama " signifie donc simplement " maître ". N’importe quel moine ne peut cependant pas être appelé " Lama ". Les moines, qu’ils soient simples novices ou pleinement ordonnés, sont appelés " trapa " (moines). Ne sont appelés " Lamas " que les moines qui ont un certain niveau de connaissances, qui ont la capacité de guider les disciples dans leur pratique, les responsables de monastères, les guéshés ou les khenpos. Quant au Lama qui a atteint par sa pratique un certain niveau de réalisation, il se voit attribué par l’assemblée ou par ses pairs le titre de Rinpoché, ce qui signifie " Grand Précieux ".

De nos jours, le titre de Lama est quelque peu galvaudé. Peut-être pour des raisons historiques, ou par excès de respect pour les moines tibétains, les gens les appellent tous " Lamas ", quel que soit leur niveau spirituel ou leur degré d’accomplissement. Pourtant, s’ils ne sont que de simples moines, ils faut les appeler " trapas ", et non " Lamas ". Ce n’est qu’au prix de la réussite de longues études que l’on devient Lama et, au sein de l’école Kagyupa, seuls ceux qui ont fait une retraite de trois ans peuvent prétendre à ce titre.

Guéshé:

Le mot " guéshé " a pour origine le terme sanscrit " Kalyanamitra ", qui signifie " ami de bien, ou ami spirituel ". Chez les Guélougpas, le titre de Guéshé a une valeur toute particulière, parce qu’il indique l’obtention du plus haut diplôme dans les études bouddhiques. Quiconque possède ce diplôme a nécessairement suivi entre dix et vingt années d’études (selon ses capacités) dans l’une des trois grandes universités: Ganden, Drepoung ou Sera. Réussir les études de Guéshé est très difficile et seuls quelques-uns parmi les meilleurs réussissent les examens annuels. Sa Sainteté le Dalai Lama est aussi Guéshé.

Khenpo :

Ce terme vient du sanscrit " Acharya " (phonétisé " A Xa Lê " en sino-vietnamien) qui signifie " érudit, docteur dans la doctrine ". C’est un titre fort utilisé dans l’école Kagyupa. Les lamas exilés en Inde qui ont obtenu le diplôme d’Acharya dans une université indienne reçoivent en général le titre de Khenpo lorsqu’ils reviennent assurer la responsabilité de leur monastère.

Tulku :

Ce mot vient du sanscrit " Sambhogakaya " qui signifie " corps de transformation ". Les Lamas qui atteignent la réalisation par leur pratique peuvent contrôler la forme sous laquelle ils reprendront naissance après leur mort. Après la mort d’un de ces Lamas réalisés, ses disciples s’efforcent de trouver sa réincarnation et, lorsqu’ils l’ont découverte, ils ramènent ce "Tulku" au monastère. Les grands Lamas comme le Karmapa, le Dalai Lama, le Panchen Lama, etc. sont tous des Tulkus. Les jeunes Tulkus doivent suivre un programme d’études très poussé dans les instituts bouddhiques avant de reprendre les fonctions et les responsabilités qui étaient les leurs dans leur incarnation précédente. Si un Tulku ne suit pas ces études ou ne parvient pas à obtenir de diplôme, son titre de Tulku perd toute valeur.

Dès lors qu’ils ont été attribués, ces différents titres, Lama, Guéshé, Khenpo, Rinpoché, Tulku, collent à quelqu’un toute sa vie, et ce qu’il soit moine ou laïque, qu’il pratique encore ou non. De toutes ces appellations, celle qui a le plus de valeur du point de vue spirituel parce qu’elle indique un niveau de réalisation est celui de Rinpoché. Sur le plan académique, c’est le titre de Guéshé qui est le plus élevé. Un Lama peut être à la fois Tulku, Guéshé et Rinpoché, comme c’est le cas du Dalaï Lama. Cependant, dès que l’on s’est vu décerner le titre de Rinpoché, les autres titres n’ont plus d’importance. Ainsi, les tibétains appellent le Dalai Lama " Gyalwa Rinpoché ".

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La Retraite
Après avoir reçu les enseignements de Ganden Tripa Rinpoché en été 1987, je revins à Paris pour continuer mes études avec Guéshé Seunam. Bien que j’eusse à présent reçu les initiations, Guéshé Seunam refusait toujours de m’enseigner les Tantras. Par la suite, j’appris que Guéshé n’aimait enseigner que le Lam Rim (La Voie Progressive), qui fait partie des enseignements exotériques du Soutrayana. J’ai dès lors arrêté mes cours avec lui et j’ai cherché un endroit calme pour pratiquer seul. J’ai ainsi passé quatre mois au Centre de méditation Shakyamouni dans les environs de Fontainebleau avant de faire un pèlerinage de trois semaines en Inde. De retour en France, je me suis retiré provisoirement à la pagode Linh Son près de Poitiers pour y pratiquer seul. Très peu de fidèles y venaient et les environs étaient paisibles. Derrière le bâtiment, il y avait un petit bois traversé par un ruisseau. Tous les jours, j’allais me promener et je contemplais le ciel, les arbres, les nuages et l’eau. Après quatre mois de pratique dans le calme et l’isolement, je rendis visite à Guéshé Thegchog et aux moines occidentaux de Nalanda, avant de me rendre au centre Tung Lâm Linh Son pour assister à son inauguration et participer à la retraite d’été. Je fus désigné par mon maître comme Supérieur pour les trois mois que durait cette retraite. C’est en assumant cette fonction que j’appris que je n’étais vraiment pas fait pour diriger la Sangha. Celle-ci comprenait une trentaine de personnes, dont la plupart des nonnes et des moines âgés ou d’âge mûr. Pas facile de se faire entendre! En fin de compte, je disais ce que j’avais à dire - libre à chacun d’obéir ou d’en faire à sa tête. Après tout, le Bouddhisme est une voie d’éveil individuel et utiliser le pouvoir lié à une fonction pour forcer les autres à écouter n’y a pas sa place.

Ma " spécialité " restait sans doute de " vagabonder ", un qualificatif que mes condisciples utilisaient pour désigner les moines qui ne tenaient pas en place et qui au lieu de pratiquer tranquillement n’arrêtaient pas de se déplacer d’un endroit à l’autre.

A la fin des trois mois de cette retraite d’été, j’ai demandé d’être déchargé de ma fonction de " Supérieur " pour retourner à mon ancien état de moine errant en quête de la Voie. Fin 1988, je me suis rendu à Dagpo Kagyu Ling pour y suivre une semaine d’enseignements sur le Dzogchen, donnés par Lama Guendun Rinpoché. Je n’avais jusqu’alors été en contact qu’avec des Guélougpas et c’était ma première rencontre avec l’école Kagyupa. Guendun Rinpoché avait dans les 70 ans. Tout en étant un représentant de l’école Kagyupa, il avait aussi suivi les enseignements Nyingmapas. Il était renommé pour avoir passé plus de trente ans en retraite et c’est le 16ème Karmapa qui l’avait envoyé en France pour y transmettre le Dharma. Au cours de cette semaine, j’appris que Guendun Rinpoché procédait à la sélection des participants à la retraite de trois ans qui devait commencer quelques années plus tard. Ayant depuis toujours souhaité faire une retraite de méditation, je m’inscrivis et Guendun Rinpoché accepta ma candidature. Tous ceux qui avaient été admis devaient maintenant remplir deux conditions :

  1. trouver les moyens financiers pour payer leur participation à cette retraite,
  2. apprendre suffisamment de tibétain, sinon pour le parler couramment, du moins pour être capable de le lire aussi rapidement que les Tibétains, car au cours de ces trois années, les textes de toutes les cérémonies seraient en tibétain.
En ce qui concerne l’aspect financier, j’avais la chance de pouvoir compter sur un groupe de fidèles prêts à verser une cotisation mensuelle pour couvrir les frais de ma retraite. Les centres de retraite n’ont pas d’autres ressources financières que la participation des retraitants eux-mêmes, qui subviennent ainsi à leurs propres frais de nourriture et de logement. Quel contraste avec la situation des pagodes vietnamiennes, où les moines sont entretenus par les fidèles et reçoivent en plus leurs offrandes!

En ce qui concerne le tibétain, je suis retourné m’inscrire à l’Université Inalco de Paris Dauphine pour y suivre pendant deux ans les cours que Dagpo Rinpoché y donnait.

J’ai passé les deux mois de l’été 1989 à l’Institut Karmapa, près de Nice, pour faire un stage avec Lama Khenpo Thubten, responsable de l’Institut. Nous étions trois pour préparer à tour de rôle les repas de Khenpo Thubten. Qu’un moine vietnamien végétarien doive préparer des repas carnés, voilà qui était pour le moins incongru! Constatant que Khenpo mangeait tous les jours de la viande, j’ai un jour préparé une omelette à la place, mais lorsque Khenpo se leva en silence, se dirigea vers le réfrigérateur, y pris un morceau de viande et se le prépara lui-même, j’ai compris qu’il lui fallait de la viande tous les jours.

De temps à autres, je retournais à Dagpo Kagyu Ling pour y suivre les enseignements préparatoires à la retraite, comme ceux qui concernaient les pratiques de Tcheu, Dorjé Pamo ou Mahakala.

Pendant l’été 1990, notre présence fut requise à Kundreul Ling, le futur lieu de retraite, pour y construire les bâtiments qui nous abriteraient. Il s’agissait d’une rangée de bungalows comprenant chacun huit ou dix pièces. Les travaux de construction commencèrent en août ’90 pour se terminer en février ‘91. Nous sommes entrés officiellement en retraite fin février 1991. A la pagode vietnamienne, j’étais considéré comme un Vénérable et personne ne me laissait donner un coup de main à la cuisine ou m’occuper de la moindre activité manuelle. Au centre tibétain, je n’étais plus qu’un disciple étranger parmi tous les autres, je n’étais plus du tout considéré comme "Vénérable". Au cours de cet été, j’étais en short et torse nu à maçonner les briques, porter les pierres et couler le béton, construisant les murs, grimpant sur le toit, enfonçant les piliers et clouant les charpentes.

Voici le programme qui nous attendait pour ces trois années.

  1. Première année :
  • Ngeundro (pratiques préliminaires) qui comprend cent mille répétitions de chacune des pratiques suivantes: prosternation et prise de refuge, récitation du mantra des cent syllabes de Vajrasattva, offrande du Mandala, Guru Yoga.
  • Lodjong (22) , pratique des rituels de Karmapakshi, Milarépa et Gampopa, méditation Shiné et Lhakthong(Shamatha et Vipassyana)
  1. Deuxième année:
  • Pratiques de Mikyeu Dorjé et Dorjé Pamo (Vajravarahi)
  1. Troisième année:
  • Les Six Yogas de Naropa (Tumo, Gyulu, Eussel, Milam, Powa, et Bardo Thödol.
  • Tsoklé et Dreulkar.
Les termes tibétains repris ci-dessus sont transcris phonétiquement et ne correspondent pas à l’orthographe réelle des mots. Il n’existe aucune correspondance entre ces pratiques tibétaines et les pratiques utilisées dans le bouddhisme vietnamien, aussi ne rentrerai-je pas dans les détails. Seuls Shiné et Lhakthong correspondent aux méthodes de méditation que l’on trouve dans le Zen, Shiné correspondant à la méditation Shamatha du calme intérieur et Lhakthong à la méditation Vipassyana de la vue profonde.

J’aime tout particulièrement les Six Yogas de Naropa, parce qu’ils sont extrêmement attirants et spéciaux, aussi je vous les présenterai sommairement.

Tumo, le Yoga du Feu Intérieur

Certaines personnes traduisent Tumo par " feu du Samadhi ", mais le mot " Samadhi " a ici une résonance un peu pompeuse. Dans le passé, avant d’entrer dans le Nirvana, les Arhats manifestaient en général seize pouvoirs miraculeux avant d’utiliser le "feu du Samadhi" pour consumer leur corps. Il ne s’agit pas de cela lorsqu’on parle de Tumo. Au Tibet, les yogis pratiquaient en général dans la solitude des forêts profondes ou des hautes montagnes pour éviter les regards curieux et les tracasseries des gens du commun. Au Tibet, le climat est extrêmement rude et les yogis devaient donc avoir une santé hors du commun et surtout être capables de supporter le froid glacial de montagnes enneigées tout au long de l’année pour pouvoir continuer leur pratique méditative au milieu de leurs sommets gelés. Ceux qui ne pouvaient supporter de telles conditions devaient se contenter de méditer dans les monastères, qui offraient des conditions de vie plus confortables. Tumo est une pratique qui utilise une technique yogique de contrôle du souffle que l’on appelle " boum tchen " en tibétain (ce qui signifie la respiration du vase) et qui vise à stimuler la source de chaleur qui se situe au niveau du deuxième chakra, quatre doigts en dessous de l’ombilic. Milarépa fut un expert dans la pratique de Tumo. Il perfectionna cette technique au cours des douze années qu’il passa dans les grottes de l’Himalaya. Ceux qui maîtrisaient parfaitement Tumo étaient appelés les " Répas ", c’est-à-dire ceux qui n’ont pour tout vêtement qu’un tissu de coton. Ils pouvaient rester assis nus sur la glace toute une nuit sans ressentir le froid.

Gyulu, le corps illusoire

Dans cette pratique, le méditant contemple d’abord son propre corps comme étant illusoire, irréel, tel l’image que renvoie un miroir. Ensuite il contemple le corps des autres de la même manière, et finalement tous les objets qui l’entourent. Ceux qui maîtrisent parfaitement ce yoga peuvent se rendre invisibles ou manifester plusieurs corps. Même si on ne le maîtrise pas parfaitement, ce yoga permet au pratiquant de se libérer dans le Bardo (23) .

Eussel, la claire lumière

Cette pratique prépare à la mort. Selon les Tibétains, le corps est composé de six éléments: la terre, l'eau, le feu, le vent, l'espace et la conscience. Au moment de la mort, l'élément terre se résorbe le premier, puis vient le tour de l'eau et ainsi de suite. Les éléments se désintègrent l'un après l'autre. Lorsque la conscience grossière s'évanouit, le mourant perçoit une vive lumière que l'on appelle la " claire lumière ". Les pratiquants du Vajrayana doivent reconnaître immédiatement cette luminosité et s'unir à elle pour être instantanément libérés du cycle du Samsara. Les gens ordinaires ignorent tout des phases de dissolution qui accompagnent le processus de la mort et ne reconnaissent pas la luminosité lorsqu’elle apparaît, c'est pourquoi ils retombent dans le Bardo où ils sont entraînés par leurs pulsions karmiques vers une nouvelle naissance. La pratique de la claire lumière est en rapport étroit avec Tumo, parce qu'elle nécessite la visualisation des canaux (tsa), des vents (lung) et des gouttes (tiglé). " Tsa " ou " nadi " en sanscrit sont les canaux qui parcourent le corps subtil. Selon le Vajrayana, l'homme possède deux corps: le corps grossier constitué des quatre éléments que nos yeux perçoivent et le corps subtil constitué par les canaux (nadi), et les chakras que notre oeil charnel ne peut voir et que seuls perçoivent ceux qui ont le don de clairvoyance. Les " lung ", en sanscrit " prana ", sont les souffles ou les courants d'énergie qui se meuvent dans les nadis pour nourrir le corps subtil. Les " tiglés " ou " bindus " en sanscrit, sont des gouttes, qui ne sont pas des gouttes d'eau mais des " gouttes d'esprit ". Selon le Vajrayana, l'esprit n'est pas complètement insubstantiel mais peut se concentrer pour former des gouttelettes qui se déplacent dans les canaux. La théorie des Tsa, Lung et Tiglé est le fondement même du Vajrayana et des Six Yogas de Naropa.

Milam, le Yoga du rêve

Dans cette pratique, le yogi entre consciemment dans le sommeil et demeure conscient et maître de lui-même tout au long du rêve. Celui qui maîtrise ce yoga peut se rendre partout où il veut pendant son sommeil. Il peut visiter les différentes terres pures des Bouddhas et recevoir directement les enseignements des Bodhisattvas. Même sans une maîtrise parfaite, ce yoga aidera le pratiquant à garder le contrôle de lui-même dans le Bardo.

Powa, le transfert de conscience

Par cette technique, le pratiquant apprend à expulser sa conscience par le sommet de la tête, pour qu'au moment de la mort, il puisse l'envoyer directement dans la Terre Pure du Bouddha Amitabha (ou une autre terre de Bouddha) sans devoir passer par le Bardo. Ce yoga utilise également la technique de la respiration du vase et la visualisation des Tsa, Lung et Tiglé. Il est relativement plus facile à maîtriser que les quatre pratiques précédentes.

Bardo Thödol, la libération dans le Bardo

" Bardo " signifie " intervalle " (désignant ici l’intervalle entre la mort et une nouvelle naissance). " Thö " signifie " entendre ", et " dol " signifie " libération " Le " Bardo Thödol " est donc la libération par l'audition dans l'intervalle qui sépare la mort d'une nouvelle naissance. Pour expliquer les choses simplement, il s'agit d'une méthode typiquement tibétaine d'accompagnement des mourants, qui ne nécessite aucune pratique préalable si ce n'est qu'il faut s’être familiarisé avec son contenu de son vivant. Au moment de la mort, il suffit qu'un proche ou un moine lise le Bardo Thödol au chevet du mourant pour que la conscience de ce dernier se souvienne et suive les instructions détaillées dans le texte pour atteindre la libération ou une terre pure. Le " Bardo Thödol " a été traduit en français (24) par " Le Livre des Morts tibétain ".

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Yin/Yang, Masculin/Féminin
Selon la croyance traditionnelle, ceux qui ont renoncé au monde doivent fuir le désir charnel et considérer la beauté féminine comme un serpent venimeux. En particulier, pour les peuples d'Extrême Orient imprégnés de la morale Confucianiste qui prônait qu’un homme et une femme ne pouvaient absolument pas se toucher, tout ce qui a trait au sexe est un sujet tabou. Si c'est déjà vrai pour les gens ordinaires, que dire des moines! Mais l'ironie du sort veut qu'en ce monde les gens sont précisément attirés par ce qui est interdit, et si on ne peut en jouir ouvertement, on le fera secrètement, affichant aux yeux du monde ce qu'en français on appelle une " fausse pudeur ". Jouant la comédie de la gêne et rougissant de honte en public, le même épiera en secret l'objet des désirs qui l'obsèdent.

J'ai connu quelques moines qui détestaient les femmes et en manifestaient ostensiblement leur dégoût, mais qui furent pourtant les premiers à rendre leurs vœux pour se marier. Vous connaissez peut-être le proverbe vietnamien " Le ciel nous envoie ce que nous détestons " qui, à première vue, semblerait dénoncer les injustices du ciel. En fait, attirance et répulsion ne sont que le reflet de nos conflits intérieurs. Ceux qui rendent leurs vœux ne le font pas parce qu'ils ne veulent plus pratiquer, au contraire ils sont ceux-là mêmes qui veulent pratiquer et respecter les préceptes de la manière la plus sévère, seulement ils ne gardent que les préceptes formels sans comprendre leur sens profond. En fait, ils ne se comprennent pas eux-mêmes. L’homme est un être vivant, ce que le sanscrit appelle " sattva ", un être sensible, doué de sentiments. Cela revient à dire qu’il n’est pas un robot et qu’il ne suffit pas de pousser sur un bouton " attirance " pour qu’il aime et sur un bouton " antipathie " pour qu’il déteste quelque chose. En général, le moine préfère la raison au sentiment parce qu’il considère les sentiments comme des contraintes et des sources d’attachement, d’où le concept qu’un moine doit se débarrasser de tout sentiment. Quant à moi, je pense qu’un homme doit pouvoir concilier les deux, la raison et les sentiments. S’il ne développe que l’intellect et la raison, il risque de devenir un coquin rusé, égoïste et sans scrupules. En sino-vietnamien, les mot " tâm " signifie " cœur ", le centre des sentiments, et un homme de " coeur " est quelqu’un capable d’aimer les autres. C’est pourquoi les mots " cœur " et " sentiment " sont liés. Il ne faut pas confondre le cœur avec l’esprit ou la conscience (une autre connotation du mot " tâm ", comme dans " tâm y "). La conscience va de pair avec la raison. Si les sentiments ne s’accompagnent pas de raison, on risque de tomber dans le travers de l’émotivité et d’un excès de sentimentalité. Une personne émotive et sentimentale a le rire et les larmes faciles. De nos jours, l’adjectif " sentimental " a une connotation péjorative, aussi évitons-nous en général de nous laisser aller à la sentimentalité.

Au début de ma vie de moine, moi non plus je n’avais pas compris ce que sont la raison et les sentiments. Je croyais que pour être moine, je devais faire table rase de tous les sentiments et me plonger dans les soutras pour y chercher la vérité ultime. Plus j’étais dur et insensible, plus mes condisciples et les fidèles me témoignaient du respect et faisaient l’éloge de ma pratique exemplaire. Aveuglé par ma poursuite de la raison, ma démarche ne visait qu’à satisfaire l’intellect. Je méditais régulièrement pour éliminer tout sentiment et tout désir, et au bout d’un certain temps, mon cœur s’était desséché complètement sans que je m’en sois rendu compte. Dans la terminologie bouddhiste vietnamienne, le terme " càn huê " désigne cette forme de sagesse froide et sèche. Beaucoup de moines souffrent de cette maladie: ils apprennent à fond le Tripitaka et les soutras mais manquent d’humanité dans leur comportement. Tout ce dont ils sont capables, c’est de donner des ordres aux fidèles, de consolider leur position et d’assurer leur renommée.

Je ne me suis pas rendu compte spontanément de cet état de dessèchement de mon cœur. Cette découverte ne s’est pas faite toute seule mais j’y ai été poussé par certains indices et événements. Le sort voulut que pendant la retraite de trois ans, je fis office de " maître de cérémonie " (lopeun (25) ou oumzé (26) ) pendant les rituels, parce que je lisais le tibétain plus vite que mes confrères. C’était un honneur pour moi, mais selon la loi des compensations, tout bien contient la racine d’un mal ou, pour exprimer la situation en d’autres termes, plus haut on s’élève, plus douloureuse est la chute!

En fait, dans notre groupe d’une quinzaine de retraitants, nous devions chacun à tour de rôle assumer la fonction de maître de cérémonie et jouer des différents instruments de musique comme le radong (27) , le kyangling (28) , le gyaling (29) et les reulmo (30) . Toutefois, lors des rituels importants comme les sadhanas de Mahakala, Dorjé Pamo ou Dorjé Sempa, j’étais toujours le maître de cérémonie. Chacun de ces rituels dure entre six et huit heures. La deuxième année, j’ai commencé à éprouver une certaine lassitude. A la même époque, il m’arrivait souvent d’avoir le souffle coupé et de ressentir des douleurs thoraciques. J’ai finalement renoncé complètement au rôle de maître de cérémonie, mais malgré cela, mes difficultés respiratoires persistaient et je me sentais oppressé comme si une lourde pierre me pesait sur la poitrine. J’en ai souffert pendant plusieurs mois. J’ai utilisé toutes sortes de techniques respiratoires yogiques qui s’harmonisent avec la méditation, mais je n’obtins qu’une amélioration minime et chaque fois que je mettais plus d’énergie pour réciter, j’avais aussitôt le souffle coupé et je perdais la voix. Ce n’est que plus tard, après être sorti de retraite, que j’ai mieux compris la maladie dont j’avais souffert, en étudiant la psychologie et la médecine orientale et en pratiquant le yoga au Centre Sivananda. Au début, j’ai attribué mon mal à mon karma, pensant que mes mauvaises actions antérieures étaient la cause de mes difficultés respiratoires actuelles. Les moines tibétains ne sont-ils pas capables de lire les textes à haute voix sept ou huit heures d’affilée sans jamais avoir le moindre problème de ce type ?

La médecine traditionnelle orientale affirme que lorsque les énergies circulent sans entrave, il n’y a nulle part de blocage susceptible de provoquer des maladies. L’apparition d’une maladie indique que l’énergie ne circule pas correctement.

La médecine occidentale attribue la cause d’une maladie aux microbes et elle préconise en conséquence l’usage des antibiotiques. Si l’analyse de sang ou la radiographie ne décèle aucun facteur anormal, elle estime tout simplement que vous n’êtes pas malade.

La médecine orientale, quant à elle, attribue la cause des maladies à un déséquilibre du Yin et du Yang dans le corps, à une mauvaise circulation des énergies et au blocage des centres vitaux, ce qui affaiblit tout l’organisme. L’énergie protectrice qui enveloppe et défend la personne diminue dès lors progressivement et les virus ou bactéries ne rencontrant plus de résistance envahissent l’organisme. Les microbes sont absolument partout dans l’air qui nous entoure. Ce n’est que lorsque nous sommes physiquement affaiblis et que notre résistance est moindre qu’ils parviennent à nous attaquer.

Si nous comparons les deux approches pour déterminer les causes de la maladie, celle de la médecine orientale me semble plus fine que l’autre.

Cependant, un être humain ne se limite pas à son enveloppe charnelle, il est aussi doué de sentiments. Une déception sentimentale, un désir trop intense sont autant de facteurs pouvant entraîner la maladie et dont la médecine orientale tient compte. On établit en général une distinction entre les maladies physiques et psychologiques. Jusqu’à présent, les religions n’ont jamais accordé d’importance qu’au traitement des seuls troubles psychologiques, laissant le soin des maladies physiques aux médecins.

A première vue et en théorie, cette distinction semble aller de soi, mais la réalité est moins simple. Le corps et l’esprit ne sont pas deux entités séparées, mais sont au contraire étroitement liés. Si notre corps est malade, comment pouvons-nous avoir l’esprit joyeux, du moins si nous ne sommes pas des pratiquants de haut niveau ayant atteint l’état de samadhi (31) ? Et si c’est notre esprit qui est plongé dans la tristesse, notre corps aura bien du mal à se sentir parfaitement à l’aise. C’est précisément pour cela que certaines maladies sont qualifiées de " psychosomatiques ": on peut trouver leur origine dans les émotions qui se sont manifestées au niveau de l’esprit, ont été refoulées et tentent de s’exprimer par le biais du corps. La plupart des moines sont facilement sujets à ce genre de troubles psychosomatiques, parce qu’ils refoulent leurs sentiments et refusent d’accepter l’aspect physique et matériel des choses. J’en ai été moi-même la victime, et mes problèmes respiratoires et mes douleurs thoraciques n’étaient rien d’autre qu’une maladie psychosomatique. Les moines qui souffrent du diabète ou du cancer, les nonnes qui souffrent de maladies de l’utérus développent ces maladies en grande partie parce qu’ils refoulent leurs émotions et refusent de tenir compte de leur corps, considérant celui-ci comme impur.

Je récitais quotidiennement le Soutra du Cœur (Prajnaparamita Hrdaya) mais pourtant je ne parvenais toujours pas à me rappeler que la nature des phénomènes n’est ni pure ni impure, peut-être parce que mon ego de " moine vertueux " n’avait qu’un désir, celui d’être un moine parfaitement pur.

Pensant erronément que la spiritualité n’impliquait que l’esprit, j’ai négligé mon corps et donc toute pratique impliquant celui-ci. Lorsque le désir s’élevait, je constatais sa présence et je le contemplais dans la méditation pour guérir l’esprit de la maladie du désir. Mais lorsque j’avais mal au ventre, mal à la tête ou des difficultés pour respirer, j’ignorais ces signes de détresse du corps qui indiquaient pourtant des déséquilibres physiologiques et énergétiques. Je continuais de réciter les soutras et de méditer, m’efforçant de dominer le corps par la volonté. Bien sûr, j’ai pu ainsi le maîtriser quelque fois, quelques mois, quelques années, et j’ai eu l’impression d’être parvenu à dominer mon corps, mais en fait, je n’étais qu’un idiot qui refoulait ses émotions et se créait des blocages intérieurs. Tôt ou tard, ces blocages font surface sous la forme d’une maladie. La maladie est une sonnette d’alarme. C’est le coup que le vieux maître Zen assène sur la tête de son disciple pour le sortir de la torpeur de l’ignorance ou du marais de l’illusion dans lequel il s’enlise. La maladie est aussi bien sûr le résultat du karma, mais c’est le fruit du karma de l’ignorance. Dans mon ignorance, j’avais négligé d’inclure mon corps dans ma pratique, et j’avais ainsi créé le karma qui précipita mon corps dans la maladie.

Dans son livre " La Voie de la Transformation ", le maître Thich Nhât Hanh utilise le terme fort juste de blocages intérieurs (nôi kêt en vietnamien). Jusqu’à présent, le mot sanscrit " Samyojana " avait été traduit par " entraves ", en vietnamien " kiêt su ", un mot composé dont la première partie signifie " se rassembler pour former une masse, un bloc " et la seconde " lier, entraver, contraindre ". La traduction vietnamienne nous fait immédiatement penser aux dix émotions perturbatrices (kleshas) de base qui sont l’attachement, l’aversion, l’ignorance, l’orgueil, la jalousie, etc., mais on ne perçoit pas en général la faculté qu’elles ont de s’agglomérer en un bloc. Le terme " blocage intérieur "" reflète bien les acquis de la psychologie moderne, et il recouvre tous les sentiments quels qu’ils soient. L’homme est un être sensible. Si la pratique spirituelle ne vise à faire d’un moine qu’un être dénué de tout sentiment, aussi insensible qu’une pierre ou du bois, n’est-ce pas lui ôter justement sa spécificité d’homme?

Les sentiments donnent naissance aux émotions, et dans l’optique bouddhiste, les émotions sont en général qualifiées de " perturbatrices ", ce sont les " kleshas ". La plupart des moines ont donc tendance à vouloir réprimer ou éliminer leurs sentiments. Cette approche va à l’encontre de la science. Les sentiments sont des énergies très puissantes qui ne peuvent être refoulées aussi aisément. Ainsi la colère décuplera les forces d’une personne habituellement faible. Nous pouvons utiliser cette force pour aider les autres ou pour leur nuire en fonction de notre degré de compréhension ou d’ignorance.

" La Voie de la Transformation " parle également de la façon de transformer nos blocages. Le Tantrayana n’enseigne pas non plus de détruire ou d’étouffer les émotions perturbatrices, mais au contraire de les accueillir chaleureusement pour les transformer.

En dehors des méthodes qui permettent de gérer les émotions, les Tantras mettent aussi tout particulièrement l’accent sur les techniques qui permettent de transformer l’énergie sexuelle. Cette conception diffère de celle de la tradition exotérique qui vise à supprimer tout désir. Les enseignements exotériques ne semblent accorder d’importance qu’aux pratiques qui impliquent l’esprit, à l’accumulation de mérites et à l’élimination des passions pour purifier l’esprit. Le Tantrayana valorise par contre l’énergie sous toutes ses formes. Il fait froid l’hiver en Occident, et les gens ont tendance à y manger une nourriture riche en calories, qui aide l’organisme à se défendre contre le froid. Les aliments sont le vecteur de l’énergie calorifique. Pourtant, si par temps froid, nous nous contentons de garder en main quelques pommes de terres ou carottes en espérant qu’elles vont nous réchauffer, pensez-vous que le résultat sera concluant ? Ce n’est que si nous ingérons ces aliments que les calories qu’ils contiennent se transformeront en énergie calorifique susceptible de nous réchauffer.

Les six objets des sens (formes, sons, parfums, goûts, textures et pensées) ont chacun une énergie latente spécifique. Si notre intelligence nous permet de découvrir comment utiliser ces énergies pour les transformer, notre pratique spirituelle sera facilement couronnée de succès. C’est pourquoi le Vajrayana tibétain affirme que le Tantrayana est une voie qui conduit plus rapidement à la bouddhéité que le Soutrayana.

En ce qui concerne les couleurs, les moines tibétains portent des robes bordeaux car cette couleur a le pouvoir de stimuler l’énergie vitale ainsi que la chaleur corporelle, ce qui les aide à supporter le froid. De plus, la couleur rouge est fortement " Yang ", alors que le Tibet, avec son froid glacial, est un pays à l’extrême du " Yin ". Porter du rouge dans un pays froid est une façon d’équilibrer le Yin et le Yang. Dans les sept couleurs fondamentales que l’œil peut percevoir, trois couleurs sont Yang : le rouge, l’orange et le jaune, et quatre couleurs sont Yin : le vert, le bleu, l’indigo et le violet. Chaque couleur a sa propre fréquence énergétique. Si vous prêtez attention aux mandalas tibétains, vous remarquerez toutes sortes de couleurs arrangées selon la loi d’énergie vibratoire.

Les textes et les mantras tibétains sont en général récités sur un ton de basse qui contraste avec la voix haut perchée des Vietnamiens. Les sonorités basses ont le pouvoir de stimuler les chakras de la partie inférieure du corps, le lieu secret où résident les énergies vitale et sexuelle. Les Tibétains représentent en général les Bouddhas sous la forme " Yab-Youm " (yab signifie père, et youm signifie mère), c’est-à-dire en union, ce qui correspond également à la signification du mot Yoga. Cela me rappelle le jour où des Lamas tibétains offrirent pour la bibliothèque de la pagode Linh Son des Thangkas (32) qui représentaient des Bouddhas sous la forme Yab-Youm. La nonne qui était à l’époque préposée à la bibliothèque n’osa pas les pendre au mur et elle me confia: " Ces peintures sont vraiment trop choquantes! Quelle idée de représenter un Bouddha enlaçant une femme! " En fait, il s’agit de représentations symboliques. Le Bouddha masculin symbolise les moyens habiles (Upaya), et le Bouddha féminin représente la sagesse (Prajna). L’harmonie des principes féminin et masculin, ou du Yin et du Yang, est la clé fondamentale de l’Anuttara Yoga Tantra, le Tantra suprême.

On distingue quatre classes de Tantras dans le Vajrayana tibétain :

  1. le Kriya Tantra,
  2. le Carya Tantra,
  3. le Yoga Tantra, et
  4. l’Anuttara Yoga Tantra.
Chacun de ces Tantras conduit à la libération et seules les méthodes utilisées diffèrent. Pendant mes trois années de retraite, j’ai beaucoup appris au sujet de l’Anuttara Yoga Tantra. " A nâu da la " est la phonétisation sino-vietnamienne du mot Anuttara, qui signifie " suprême, que rien ne peut égaler, sans rien de supérieur ". Cette classe de Tantras fait tout particulièrement appel à l’énergie émotionnelle et à l’énergie sexuelle. Lorsqu’on parle ici d’énergie sexuelle, il faut préciser qu’il s’agit des éléments Yin et Yang, ou pour les appeler autrement, des principes féminin et masculin.

On peut classer tout ce qui apparaît dans l’univers dans les deux catégories du Yin ou du Yang. Je m’appuie ici sur la doctrine Taoiste de Lao Tseu, un saint homme de l’antiquité chinoise qui savait comment vivre en harmonie avec le ciel et la terre, le ciel appartenant au principe Yang masculin et la terre au principe Yin féminin. Cette vue qui remonte à l’antiquité reste toujours d’actualité et nous pouvons constater que les personnes qui sont en bonne santé sont celles qui parviennent à harmoniser et équilibrer le Yin et le Yang dans leur organisme.

L’espèce humaine comprend deux sortes d’êtres: des hommes et des femmes. Une journée de 24h comprend deux parties: le jour et la nuit. Un aimant a deux pôles, l’un négatif, l’autre positif. L’électricité se présente aussi sous une forme positive et une forme négative. L’atome est constitué de protons positifs et d’électrons négatifs. En règle générale, tout ce qui existe peut être classifié dans l’une ou l’autre de ces deux catégories Yin et Yang.

Le principe féminin est attiré par le principe masculin et vice versa. A l’âge adulte, un homme cherche en général une femme pour l’épouser. Les gens ne se posent même pas la question de savoir pourquoi, ça leur semble tout naturel. Le ciel nous a fait ainsi, suivons donc ses lois sans nous fatiguer à poser d’inutiles questions. En théorie, le mariage est la quête du bonheur en cette vie, puisqu’un homme n’est que la " moitié d’une sphère " et que, pour reconstituer celle-ci, il doit trouver l’autre moitié correspondante. Lorsque cette sphère est reconstituée, on parle de perfection (viên man en vietnamien, viên signifiant rond et man signifiant plein), et cette perfection n’est autre que le bonheur. Cependant, la réalité n’est pas aussi simple. En général, le problème qui se pose, c’est que les deux demi-sphères n’ont pas les mêmes dimensions: le diamètre de l’une est supérieur à celui de l’autre, de sorte que la plénitude, et donc le bonheur, ne sont pas atteints. Sur le plan des sentiments, lorsqu’un homme et une femme se rencontrent, se plaisent et se conviennent, ils imaginent qu’ils vont vivre heureux ensemble toute leur vie. Au bout d’un certain temps, ils se rendront peut-être compte qu’ils se sont trompés. Deux solutions se présentent alors aux époux: soit ils acceptent de vivre dans la souffrance générée par la disproportion des deux sphères qui ne s’adaptent pas, soit ils divorcent et partent chacun à la recherche d’une autre moitié avec l’espoir qu’elle aura cette fois les bonnes dimensions. La chance ou une heureuse prédestination leur fera peut-être rencontrer l’autre demi-sphère qui complète parfaitement la leur. Ils épouseront alors leur partenaire idéal et vivront heureux toute leur vie.

Si telle est la situation des gens ordinaires, qu’en est-il de ceux qui sont entrés dans la vie religieuse? Les moines et les nonnes ne peuvent pas se marier et, de ce fait, un déséquilibre intervient au niveau des énergies Yin et Yang. Ils resteront à jamais une moitié de sphère - or une demi-sphère n’est jamais appelée " parfaite " et, sans cette perfection, comment parler de plénitude et de bonheur?

Si la pratique spirituelle ne mène qu’à un état de manque et à la soif d’un bonheur inaccessible, à quoi bon poursuivre une quête qui ne sert qu’à nous rendre malheureux? Certains répondront qu’une telle ascèse nous plonge peut-être dans la souffrance aujourd’hui, mais pour nous permettre d’obtenir un bonheur futur. Si c’est le cas, tant mieux, mais je crains seulement qu’il n’en soit pas ainsi. S’assurer un bonheur futur est excellent, mais ne serait-il pas préférable que notre pratique spirituelle nous assure aussi le bonheur dès maintenant? En fait, ceux qui s’engagent dans la vie spirituelle sont, comme les gens ordinaires, à la recherche de " l’autre moitié " pour reconstituer la " sphère parfaite " dans l’union. C’est cette réunification que traduit le mot sanscrit Yoga. L’adepte indien du Yoga cherche l’union avec Brahma. Le moine chrétien veut retrouver la présence de Dieu. Le moine Zen s’efforce de redécouvrir sa vraie nature ou nature de Bouddha. Un moine habile et intelligent sait qu’il ne doit pas chercher son autre moitié en dehors de lui-même. C’est pourquoi les maîtres Zen ne cherchent pas le Bouddha à l’extérieur.

Hélas, il serait faux de croire que tous les moines et les nonnes savent et comprennent cela. Si je parle ici de la possibilité pour les moines voués au célibat de résoudre le problème de l’énergie sexuelle, c’est surtout en pensant aux jeunes gens qui renoncent au monde dans la force de l’âge, au moment où les pulsions sexuelles sont justement les plus fortes. Leur situation est plus difficile que celle des personnes qui entrent au monastère plus tard dans la vie, après avoir eu un conjoint, des enfants et une famille. L’énergie sexuelle, comme toutes les autres formes d’énergies, doit d’abord être assumée et comprise pour qu’elle puisse ensuite être transformée et utilisée profitablement dans la vie spirituelle.

Lorsque j’ai vu que les moines et les nonnes qui résident au Village des Pruniers (33) peuvent jouer au football et au volley, cela m’a fait grand plaisir. Ce sont des activités saines qui leur permettent de dépenser leur énergie physique et d’équilibrer le Yin et le Yang. Au Vietnam, les Vénérables moines font aussi du sport, ils jouent au ping pong ou pratiquent les arts martiaux comme les moines de Shao Ling des films chinois. C’est un moyen habile (upaya) pour équilibrer les énergies du corps et de l’esprit. Si de telles occasions ne leurs sont pas offertes, les moines et les nonnes n’auront plus d’autre possibilité que de refouler leurs sentiments, de réprimer leurs émotions et de finir par, petit à petit, développer des maladies.

Ce qui est plus grave, c’est que la plupart des responsables des communautés monastiques n’ont en général aucune notion scientifique, physiologique, psychologique ou médicale. Confrontés à ce genre de problèmes, au lieu d’aider ceux qui souffrent et de leur conseiller un traitement, ils leurs inculquent encore en plus un sentiment de culpabilité. " Sans doute avez-vous un lourd karma négatif, et c’est pourquoi cette situation pénible vous arrive " ou bien " Cette maladie est due à vos mauvaises actions passées, efforcez-vous maintenant de payer votre dette karmique ! " ou encore " Récitez le Soutra du Bouddha de la médecine (34) , et vous serez bientôt guéri ", etc.

Revenons à la doctrine tantrique. Elle affirme que l’être humain est constitué de deux corps: un corps grossier constitué par les quatre éléments, et un corps subtil. Un réseau de 84.000 canaux parcourt ce corps subtil, mais les plus importants sont les trois canaux principaux, appelés en tibétain Uma, Roma et Kyangma, et en sanscrit Sushumna, Pingala et Ida. Sushumna est le canal central qui court en parallèle à la colonne vertébrale du sommet du crâne jusqu’à l’extrémité inférieure. Ida et Pingala sont les deux canaux secondaires qui partent des narines, remontent un peu vers le crâne, descendent ensuite de chaque côté du canal central et se croisent au niveau de chaque chakra. Ida est le canal de gauche, de couleur blanche, qui représente l’énergie lunaire correspondant au Yin. Pingala est le canal de droite, de couleur rouge, qui représente l’énergie solaire correspondant au Yang.

L’objectif du Tantrika est de contrôler par la respiration les énergies Yin-lunaire et Yang-solaire qui circulent dans les deux canaux latéraux Ida et Pingala pour les faire entrer dans le canal central Sushumna et réveiller le feu de la Kundalini qui sommeille dans le premier chakra, Muladhara. La Kundalini, une énergie extraordinaire, remonte alors dans le canal central, passe par chaque chakra et atteint finalement le septième chakra, Sahasrara, pour s’unir à la Vérité Ultime, Brahma, Bouddha ou Dieu, quelle que soit la façon dont on appelle le principe suprême. Lorsque les deux courants de souffle ou de vent (prana) sont entrés dans le Sushumna, le Yogi éprouve une sensation de volupté comparable à celle de l’orgasme dans la relation sexuelle. De ce fait, le tantrika n’a pas besoin de chercher un/e partenaire sexuel/le extérieur/e pour trouver cette jouissance puisqu’il peut réaliser l’union des principes Yang masculin et Yin féminin à l’intérieur même de son propre corps.

Un moine devrait savoir que l’autre moitié manquante de la sphère parfaite n’est nulle part ailleurs que cachée en lui-même et qu’il peut la faire apparaître pour finalement devenir lui-même une sphère parfaite.

Un homme qui pense que seul un macho musclé et volontaire est un " vrai mâle " et qui ne laisse pas le principe féminin s’exprimer en lui risque fort de devenir un être brutal, incapable de ressentir la moindre sympathie et compréhension pour les souffrances de sa femme et de ses enfants.

Par contre, une femme entièrement dominée par le principe féminin, faible et vulnérable, sensible et émotive, chez qui la force et la résistance caractéristiques du principe masculin ne se manifestent pas, risque quant à elle d’avoir une vie sentimentale douloureuse. Elle aura tendance à se chercher un " héros " sur lequel s’appuyer et à volontairement ou inconsciemment choisir une vie de dépendance et de soumission.

En résumé, un moine, ou toute personne qui veut vivre dans le bonheur et la paix, doit avoir conscience de l’existence des principes féminin et masculin et apprendre à s’en servir pour qu’ils lui servent à résoudre et transformer ses blocages émotionnels.

Si se faire moine signifie ne tenir compte que de l’aspect spirituel, j’ai bien peur qu’il s’agisse d’une pratique tronquée qui ignore une moitié de la réalité. Pour moi, la pratique doit tenir compte autant de l’aspect physique que de l’aspect spirituel. Le corps et l’esprit vont de pair. On ne peut avoir un esprit faible et mou dans un corps vigoureux ou à l’inverse, un esprit clair et vif dans un corps malingre et maladif.

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(15) - Abhidharma : Section du Tripitaka qui traite de la philosophie et psychologie bouddhiques

(16) - Baishajya en sanscrit, Sangyé Menla en tibétain

(17) - Om cale cule cundhe svaha

(18) - Yidam : divinité de méditation

(19) - Le Bön était la religion tibétaine avant l’introduction du bouddhisme. Elle est restée vivante jusqu’à nos jours, tout en étant de beaucoup moindre importance que le bouddhisme.

(20) - Ecole qui n’existe plus aujourd’hui mais qui était unanimement tenue en grande estime et dont les enseignements ont été assimilés par les quatre Ecoles actuelles.

(21) - Le second Karmapa fut le tout premier Lama réincarné reconnu officiellement et c’est donc lui qui instaura cette tradition adoptée ensuite par toutes les autres écoles au Tibet.

(22) - " prendre et donner ", pratique dans laquelle on prend sur soi les souffrances et les problèmes des êtres tandis qu’on leur offre notre santé, nos richesse, notre paix intérieure et notre bonheur.

(23) - Bardo : phase intermédiaire, intervalle. Ici il s'agit de la période où la conscience désincarnée erre entre la mort et une nouvelle naissance.

(24) - Et en vietnamien

(25) - Le "Lopeun" est le maître de cérémonie au cours d’un rituel

(26) - Le "Oumzé" est celui qui guide la récitation et le chant durant le rituel. Il donne le rythme et la mélodie.

(27) - Radong : trompette formée d’un très long tuyau métallique

(28) - Kyaling : trompette courte métallique

(29) - Gyaling : trompette courte en os ou en métal dans laquelle on souffle en continu en utilisant une technique respiratoire particulière

(30) - Reulmo : cymbales bombées

(31) J’entends ici par " samadhi " un état de concentration dans lequel rien ne nous perturbe plus.

(32) - Peintures sur tissu

(33) - Centre fondé par Thich Nhât Hanh

(34) - Bhaisajyaguru en sanscrit, Sangyé Menla en tibétain.



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