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La transmission du bouddhisme en Occident:
une nouvelle " Mise en Mouvement de la Roue du Dharma " ?Trinh Nguyen Phuoc
Traduction Corinne SegersAu seuil de ce 21ème siècle, nous voudrions vous soumettre quelques hypothèses quant à l’orientation du développement du bouddhisme. Peut-être sont-elles quelque peu hardies et provocantes, mais nous pensons néanmoins devoir vous les présenter comme un nouveau sujet de réflexion et offrir ainsi l’occasion d’ouvrir le débat.
Ces hypothèses se résument en quatre points :
1 ) La rencontre entre le bouddhisme et l’Occident est un événement profitable, non seulement pour l’Occident mais pour le monde entier. De plus, elle constituera une grande chance pour le bouddhisme, qui trouvera dans la dynamique de son développement en Occident une source de vitalité dont il a grand besoin. Nous assistons peut-être à ce que nous pourrions appeler une nouvelle " mise en mouvement de la Roue du Dharma. "
2 ) Le bouddhisme va progressivement se dépouiller de ses aspects religieux et dévotionnels pour s’établir de manière stable et durable en tant que voie spirituelle laïque et universelle, ouverte à tous sans distinction de tradition ou de culture.
3 ) C’est en Occident que se trouve désormais l’avenir du bouddhisme. Le bouddhisme occidental sera l’instigateur d’un renouveau du bouddhisme, après d’inévitables modifications suscitées par les conditions socio-économiques, scientifiques et techniques dont l’Occident est le berceau.
4 ) Le bouddhisme vietnamien devra tirer profit de l’expérience du bouddhisme occidental pour se renouveler, s’actualiser et se mettre en harmonie avec le monde d’aujourd’hui. Qu’il le veuille ou non, le bouddhisme vietnamien n’échappera pas à la loi de la mondialisation et devra nécessairement progresser dans la direction prise par l’ensemble du monde, c’est-à-dire celle de l’Occident.
Permettez-nous maintenant d’exposer le rationnel sur lequel s’appuient ces hypothèses :
Pour l’historien des civilisations Arnold Toynbee, " L’événement le plus significatif du 20ème siècle est la rencontre du bouddhisme et de l’Occident ".
Ce jugement a été confirmé de manière éloquente par la vitalité avec laquelle le bouddhisme s’est développé en Europe, en Amérique du Nord et en Australie au cours des dernières décennies.
Il ne s’agit pas seulement d’un développement superficiel, se limitant au phénomène médiatisé sous le nom de " bouddhamania ", mais d’un mouvement de fond. Grâce à une large diffusion des textes bouddhistes, à la fondation de milliers de centres d’enseignement, de pratique et de retraite bouddhistes, et à l’organisation de cours académiques qui attirent un nombre toujours croissant d’étudiants, le bouddhisme imprègne désormais profondément la société occidentale. Dans de nombreux pays occidentaux, il est déjà devenu la troisième religion en ordre d’importance, après le Christianisme et l’Islam.
Depuis les berges du Gange, le bouddhisme a d’abord rayonné vers le Sud au 3ème siècle avant notre ère sous la forme du Theravada. Il a ensuite connu une expansion vers l’Est, au 1er siècle de notre ère, sous la forme du Mahayana, pour être enfin transmis vers le Nord, au 7ème siècle, sous la forme du Vajrayana. N’assisterions-nous pas en ce 20ème siècle à une nouvelle transmission du bouddhisme, vers l’Ouest cette fois, sous une forme que nous pourrions provisoirement appeler le " Véhicule occidental " ? Et cette transmission vers l’Ouest ne constituerait-elle pas une troisième " Mise en Mouvement de la Roue du Dharma " ?
A ces questions s’enchaînent trois autres :
1. Quelles sont les caractéristiques qui différencient le bouddhisme en Occident du bouddhisme en Orient ?
2. Quelles ont été les contributions du bouddhisme occidental, et celui-ci est-il susceptible de devenir une source de vitalité nouvelle pour le bouddhisme dans le monde ?
3. Le bouddhisme vietnamien peut-il s’inspirer de l’expérience du bouddhisme occidental pour se renouveler, se moderniser et se mettre au diapason du monde contemporain ?
A travers les premières manifestations nées de la rencontre entre le bouddhisme et l’Occident, nous pouvons formuler quelques remarques :
a) Les changements qui se sont produits dans le monde à la fin du 20ème siècle constituent un démenti retentissant de l’affirmation de Rudyard Kipling : " L’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident, jamais ils ne se rencontreront. " Grâce aux progrès incessants des techniques de communication et des transports, les échanges culturels entre l’Orient et l’Occident sont devenus chaque jour plus riches et plus rapides. Il ne s’agit d ’ailleurs pas que d’apports positifs puisque de graves problèmes de société (comme, entre autres, la destruction de l’environnement, le SIDA, la drogue, la violence, le stress, la perte des valeurs morales) se propagent aussi partout dans le monde. Nous assistons à un phénomène de mondialisation, en parfait accord avec les notions bouddhistes d’interdépendance et de production causale et conditionnée.
b) Lors de son introduction en Occident, le bouddhisme a été pour la première fois confronté à la science et aux techniques, fleurons de la civilisation occidentale issus de la civilisation grecque, et notamment aux sciences psychologiques. Ce fut aussi une rencontre avec les religions révélées, et plus particulièrement avec le Christianisme, sur son propre terrain historique et traditionnel où il règne depuis plus de vingt siècles. C’est enfin au cours de ce siècle que le bouddhisme a dû faire face pour la première fois – partout dans le monde et pas seulement en Occident – à une civilisation matérialiste en plein essor, à l’économie de marché, au capitalisme et à une société de consommation et de loisirs.
En fait, le plus grand défi auquel le bouddhisme doit faire face aujourd’hui n’est pas la science, puisqu’ils sont fondamentalement complémentaires et en accord. Leurs échanges ne peuvent qu’être mutuellement bénéfiques. Le problème ne vient pas non plus de la confrontation avec les religions révélées car, qu’on le veuille ou non, la société est engagée inexorablement sur la voie de la désacralisation. La tendance générale est à l’ouverture et au dialogue entre les grandes religions, par la voix de ceux qui, de chaque côté, représentent des opinions modérées. Bien que l’on assiste encore dans le monde à des guerres de religion entre factions extrémistes, il ne s’agit là que d’épiphénomènes anachroniques, voués nécessairement à disparaître avec le temps.
Le plus grand défi que doit actuellement relever le bouddhisme, c’est le matérialisme triomphant, parallèlement à un développement économique qui comble chaque jour davantage nos besoins matériels mais nous laisse dans un vide spirituel toujours plus grand. Paradoxalement, alors que l’Occident, berceau de cette civilisation matérialiste, cherche une issue à cette impasse en se tournant vers les traditions spirituelles de l’Orient, l’Orient, qui est le berceau de ces traditions, se jette quant à lui à la poursuite du modèle compétitif matérialiste de l’Occident.
Bien sûr, le problème n’est pas simple car l’homme moderne qui aspire à une vie spirituelle riche et élevée ne renonce pas pour autant aux bienfaits des progrès de la science et au confort matériel. Est-il possible de concilier ces deux facettes dans notre vie individuelle et collective ? C’est une question importante pour l’avenir de l’humanité en général et pour l’avenir du bouddhisme en particulier.
Pour revenir à nos trois questions initiales, - quels sont les éléments caractéristiques du bouddhisme occidental, qu’a-t-il contribué au bouddhisme dans le monde et peut-il lui apporter une source de vitalité nouvelle ? – nous pouvons avancer les quelques observations suivantes :
1) Imprégné par la tradition scientifique propre au monde dans lequel il vit, l’Occidental a tendance à passer tout sujet en revue avec un esprit rationnel et critique, même dans le domaine religieux. Il est aussi toujours prêt à remettre les choses en question.
La bouddhologie est devenue une branche académique spécialisée, enseignée dans les grandes universités un peu partout dans le monde. De nombreux travaux de recherches y ont été poursuivis, débouchant sur des publications sérieuses et de grande valeur - tout comme, d’ailleurs, celles réalisées par les instituts et les centres d’études bouddhistes en Occident. Grâce à la profusion des moyens de diffusion disponibles – livres, magazines ou diverses techniques de télécommunication – l’Occident a joué un rôle considérable, pour ne pas dire de premier plan, dans la transmission du bouddhisme. Même parmi les bouddhistes vietnamiens, nombreux sont ceux qui reconnaissent avoir plus appris sur le bouddhisme à travers les écrits clairs et exhaustifs d’auteurs occidentaux (comme ceux de T.W. Rhys Davids, P. Carus, E. Conze, A. Watts, C. Humphreys, P. Demiéville, E. Lamotte, A. Bareau, Nyanatiloka, H. Dumoulin, A. Govinda, W. Rahula, H. W. Schumann, T. Cleary, R. Gombrich, H. Bechert, J. Blofeld, etc.) qu’à travers les ouvrages vietnamiens. Ainsi, l’apport des études bouddhiques en Occident depuis près d’un siècle a été pour le bouddhisme mondial une contribution importante et indéniable.
Un point qui mérite notre attention, c’est que, dans les pays de tradition bouddhiste, les fidèles ont souvent l’esprit plein d’idées préconçues et arrêtées sur le bouddhisme, un peu comme une tasse de thé remplie à ras-bord. Les Occidentaux, quant à eux, abordent le bouddhisme avec un esprit ouvert et vierge comme une page blanche, ce qui leur permet d’étudier et de recevoir sans préjugés une doctrine tout à fait neuve pour eux et différente des religions révélées qu’ils ont connues jusqu’alors. Cela constitue un avantage non négligeable lorsqu’ils entrent en contact avec le bouddhisme.
2) La tendance générale à la désacralisation de la société pousse la plupart des Occidentaux à ne pas considérer le bouddhisme comme une religion ou une croyance, mais comme une voie de sagesse, un chemin spirituel qui mène à la délivrance, ce terme prenant une signification proche de " libération ". Même ceux qui suivent le bouddhisme Vajrayana tibétain admettent que les aspects formels tels que les rituels, les mantras, les mudras, les mandalas, etc., sont davantage des " moyens habiles " (upaya-kausala) qu’ils utilisent pour leur impact psychique que des manifestations dévotionnelles. En général, les bouddhistes occidentaux font davantage appel à la sagesse (prajna) qu’à la foi. Ils n’ignorent certes pas cette dernière, mais il s’agit alors de la foi de la confiance (saddha) en la Voie juste, de la confiance envers des maîtres qui ont précédé et qui leur indiquent le chemin à suivre, et non de la vénération de divinités dont les pouvoirs merveilleux sont sensés les sauver.
Il y a quelque temps, des échanges entre des spécialistes des sciences de l’esprit d’une part, et de hauts représentants du monde bouddhiste d’autre part, ont ouvert de nouveaux horizons prometteurs. Il s’agit là peut-être, comme le laissent entendre les paroles de S.S. le Dalai Lama, des prémices d’une " spiritualité laïque " accessible à l’ensemble de l’humanité pour les siècles à venir et à laquelle le bouddhisme pourrait apporter une contribution importante.
3) C’est précisément en raison de cette tendance à la laïcisation de la spiritualité que le bouddhisme en Occident est essentiellement un bouddhisme des laïcs, qui pratiquent sans quitter la vie de tous les jours, et non un bouddhisme monastique. C’est un bouddhisme qui, loin de se détacher et de se distancier du monde, s’y engage résolument. Certains Occidentaux ont bien sûr renoncé à la vie mondaine, pris les vœux et rejoint la communauté monastique, adoptant ainsi la vie des bikkhus ou des bikkhunis orientaux, mais leur nombre est largement inférieur à celui des bouddhistes laïques. La grande majorité des bouddhistes occidentaux choisissent de continuer à vivre au sein de leur famille et de la société.
4) Le bouddhiste occidental, qui pratique le Dharma dans le cadre spécifique de son environnement habituel, doit nécessairement se montrer souple, créatif et s’efforcer de trouver aux problèmes particuliers de la vie moderne des solutions en accord avec l’esprit du bouddhisme. Cette approche lui semble indispensable et naturelle, car mettre en pratique dans un environnement nouveau une doctrine millénaire issue d’une civilisation lointaine et très différente nécessite inévitablement des adaptations et des choix. Une telle attitude est beaucoup plus difficile pour un Oriental, accablé par le poids des traditions et des habitudes qui lui ont été transmises par ses ancêtres.
Ainsi, la source d’énergie nouvelle que le bouddhisme occidental peut apporter au bouddhisme mondial est précisément son regard neuf et les expériences nouvelles qui sont les siennes lorsqu’il applique les enseignements bouddhiques dans la vie moderne.
Inversement, les connaissances et les expériences méditatives amassées par les pratiquants orientaux tout au long d’une tradition millénaire constituent un trésor infiniment précieux pour les étudiants du bouddhisme, les scientifiques et les pratiquants du Dharma en Occident. S’ils parviennent à exploiter correctement ces richesses, ils en tireront de grands profits tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la pratique.
Le bouddhisme vietnamien peut-il bénéficier de l’expérience du bouddhisme occidental pour se renouveler, s’actualiser ? Telle est notre troisième question.
Nous n’aborderons pas ici les aspects institutionnels et organisationnels qui ont déjà fait l’objet de discussions dans d’autres articles. Permettez-nous seulement d’évoquer cinq objectifs pour le bouddhisme vietnamien, inspirés par les expériences du bouddhisme en Occident :
1) Eliminer systématiquement toute croyance superstitieuse du bouddhisme.
C’est une des premières choses à faire au Vietnam, et ce à la fois pour rendre au bouddhisme sa pureté originelle et par esprit scientifique. L’Eglise bouddhique doit fermement condamner les pratiques divinatoires, l’établissement d’horoscopes, les offrandes d’objets votifs en papier (brûlés pour les âmes des défunts), les transes et autres procédés magiques tels que le traitement de maladies par talismans, qui se pratiquent encore dans certaines pagodes. Ce sont là des coutumes archaïques et arriérées qui, non seulement n’ont rien à voir avec le bouddhisme, mais qui, en plus, vont à l’encontre de son esprit.
Sur le plan théorique, il faut progressivement abandonner toutes les notions fantastiques et antiscientifiques, même si elles ont été mentionnées dans les textes, comme par exemple les notions de " mondes divins ", " d’âme ", de " démons ", " d’enfer ", etc. ou les phénomènes surnaturels (à l’exception des phénomènes psychiques encore inexpliqués). Ces éléments fantastiques ne sont d’aucun apport. Au contraire, ils ne peuvent que déconcerter les gens cultivés et créer davantage de malentendus au sujet du bouddhisme.
Le bouddhisme doit participer activement à relever le niveau culturel de la population, pour que le peuple vietnamien puisse s’intégrer dans la civilisation mondiale contemporaine, car, comme l’a dit le sociobiologiste américain Edward O. Wilson : " Aujourd’hui, ce qui sépare les hommes, ce ne sont pas tant les races ou les religions, ni même le fait de savoir lire ou pas, mais bien l’abîme qui sépare les cultures scientifiques des cultures non-scientifiques. "
2) Etudier et diffuser la doctrine originelle du Bouddha avec rigueur et sérieux.
C’est là un travail de base de la plus grande importance qui a déjà commencé depuis quelques dizaines d’années au Vietnam avec la traduction, la publication et la diffusion des soutras du Theravada. Les textes du Tripitaka ont ainsi été traduits en vietnamien directement à partir des textes en pali. Dans nos recherches, nous devons procéder de manière scientifique, par exemple en remontant aux sources lorsque nous cherchons des indications précises et fiables concernant un sujet particulier, plutôt que de faire le détour par des textes recopiés ou traduits, la plupart du temps en chinois. Nous devons aussi nous efforcer de toujours authentifier et vérifier nos sources.
Des contacts et échanges à large échelle avec les Centres d’Etudes bouddhiques de par le monde apporteront une source de vitalité nouvelle aux études bouddhiques au Vietnam, et permettront en outre d’échapper au syndrome de la " tour d’ivoire " ou de la " grenouille au fond du puits ", caractéristique d’une fermeture au monde extérieur et d’un isolement prolongé.
Tous ces efforts visent à unifier la doctrine de base authentique du bouddhisme et à la répandre au sein de la population sous une forme limpide, claire et facile à comprendre. L’Eglise bouddhique doit veiller à ce que la transmission du Dharma se fasse de manière plus stricte, en ne sélectionnant que des enseignants bouddhistes (moines et laïcs) ayant acquis une connaissance solide et approfondie de la doctrine, formés dans les Instituts ou les Ecoles Supérieures d’Etudes bouddhiques, pour éviter que des gens bavards dépourvu d’une connaissance réelle du sujet ne prêchent n’importe quoi de manière erronée.
3) Développer les méthodes de pratique bouddhique, en tant que méthodes d’entraînement de l’esprit.
Si les Occidentaux considèrent le bouddhisme comme une philosophie de vie et une méthode d’entraînement spirituel, les Vietnamiens y voient surtout une religion et une tradition. Pour des raisons historiques - principalement l’influence culturelle chinoise - le bouddhisme vietnamien qui, au départ, avait suivi les systèmes Theravada et Chan, a connu par la suite un développement florissant de l’Ecole Tinh Do (Terre Pure). Nous pouvons dire que, de nos jours, dans la plupart des pagodes, la majorité des fidèles vietnamiens suivent les méthodes Tinh Do (Terre Pure), récitent les soutras du Mahayana, vénèrent les Bouddhas et Bodhisattvas et prennent comme modèle de pratique les vœux de Bodhisattva.
Bien sûr, les différentes voies du Dharma ne sont que des moyens qui conviennent plus particulièrement à chaque type de personne, en fonction des dispositions et des capacités individuelles de chacun. Toutefois, à la base, le bouddhisme est essentiellement une voie d’éveil personnel, qui met l’accent sur l’effort individuel et nous encourage à compter sur nos propres forces. C’est pourquoi, comme le disent les paroles du Bouddha dans le Satipatthana-sutta, les méthodes d’entraînement spirituel convergent toutes vers l’attention (sati) (1) – qui est la " voie unique " (ekayano maggo). Grâce à l’attention juste, le pratiquant apprend à maîtriser son esprit, à le garder paisible et à l’écart des émotions perturbatrices et la souffrance. C’est la base même de la méditation (dhyana), la méthode la plus concise et la plus directe conduisant à la délivrance.
La fierté nationale est une raison supplémentaire de promouvoir la méthode méditative au Vietnam. Il est clair que la période la plus glorieuse qu’ait connu la nation vietnamienne fut l’époque des dynasties Ly et Trân, époque qui correspond aussi à l’apogée du bouddhisme vietnamien. L’école Thiên (Dhyana, Chan) connut alors un développement remarquable dans notre pays, avec l’apparition d’un courant exceptionnel et authentiquement vietnamien : la lignée " Truc Lâm Yên Tu ". Faire revivre cette splendide tradition serait à la fois une source de fierté nationale et une entreprise répondant parfaitement aux besoins de notre époque.
Développer la pratique méditative ne signifie bien sûr pas négliger les soutras. En effet, comme l’a dit le maître Thiên Thich Thanh Tu : " La méditation est l’esprit du Bouddha, les soutras sont sa parole. L’esprit et la parole du Bouddha étant inséparables, comment pourrait-on séparer la méditation et les enseignements ? C’est pourquoi nous pratiquons simultanément la méditation et les enseignements. " Il y a actuellement au Vietnam un mouvement prônant la pratique combinée du Thiên et du Tinh Do, qui se situe dans le même esprit.
Le bouddhisme peut être comparé à un immense arbre plusieurs fois millénaire, s’épanouissant en de nombreuses branches, mais partageant un tronc commun. En portant son regard sur les branches, on y décèle de nombreuses différences, mais en contemplant le tronc, on en saisit l’unité : c’est le tronc de l’arbre Bodhi, celui de l’Eveil.
4) Appliquer l’esprit égalitaire dans le bouddhisme.
Le bouddhisme peut être considéré comme la voie la plus égalitaire du monde. Plus de deux mille ans avant la " Déclaration universelle des droits de l’homme " (1789), le Bouddha rejeta déjà l’idée que les aptitudes spirituelles des êtres humains étaient fonction de leur caste et il défendit la notion que tous les êtres, sans distinction, possèdent la " nature de Bouddha " (tathagata-garbha), présente de manière latente et constituant le potentiel d’éveil de chacun. Qu’il s’agisse d’un marchand laïc comme Vimalakirti ou d’un jeune analphabète vendeur de bois comme Hui Neng, chaque être a la possibilité de réaliser l’éveil. Moines ou laïcs, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, intelligents ou simples d’esprits, les disciples du Bouddha sont tous égaux sur le plan de la spiritualité.
Mais s’il en est ainsi, pourquoi le bouddhisme apparaît-il toujours comme une religion " macho " qui, comme tant d’autres religions, méprise les femmes ? Pourquoi la position des nonnes est-elle tellement inférieure à celle des moines ? Le bouddhisme en Occident n’a bien sûr pas accepté de telles discriminations archaïques et le bouddhisme vietnamien devra lui aussi reconsidérer complètement les relations entre hommes et femmes au sein de la Sangha pour s’intégrer au monde d’aujourd’hui.
Le respect envers les moines est certes une belle tradition au Vietnam, mais elle constitue en même temps un handicap pour les laïcs qui souhaitent contribuer activement à la modernisation du bouddhisme. En effet, par égard pour les religieux, ils n’osent guère élever la voix et exprimer leur opinion.
Depuis toujours, la relation entre religieux et laïcs a été perçue comme une relation de maîtres à élèves, ce que reflète la manière dont ils s’adressent les uns aux autres (2) , indépendamment de leur âge respectif. Pourtant, rien ne distingue fondamentalement un moine d’un laïc, si ce n’est que l’un s’est retiré du monde tandis que l’autre y demeure, c’est-à-dire qu’ils ont simplement choisi des environnements différents pour leur pratique. Si le respect devait être en rapport avec le niveau réel de réalisation d’un pratiquant, certains laïcs seraient dignes d’un grand respect alors que certains moines n’en mériteraient aucun.
Par ailleurs, une vénération excessive à l’égard de certains moines de haut rang, renommés ou éloquents, sous forme d’offrandes d’argent ou de biens, peut finir par corrompre les plus laxistes et ainsi provoquer discorde et division au sein de la communauté. Pour éviter de tels dérapages, l’Eglise bouddhique devrait appliquer de manière plus stricte et sévère les règles relatives à l’argent (à l’avenir, la gestion des centres bouddhiques devra inévitablement être confiée à des spécialistes laïcs), et en même temps promouvoir davantage l’esprit égalitaire du bouddhisme.
Par esprit égalitaire, nous entendons l’égalité entre moines et laïcs d’une part et entre les moines eux-mêmes d’autre part. Dans le bouddhisme à ses débuts, il n’y avait aucune distinction de titres et de rangs. Tous étaient des bikkhus ou des bikkhunis (après avoir été des sramanas et des sramaneris). Ce n’est que bien plus tard qu’apparurent les titres et les rangs auxquels étaient promus les membres du clergé (parfois par auto-proclamation) : Vertueux (3) , Ancien (4) , Vénérable (5) , etc. Ces distinctions de titres et de rangs ne peuvent que favoriser un esprit de ségrégation et de jalousie qui trouble la sérénité de l’atmosphère de la Sangha. De plus, les titres et les rangs constituent un obstacle qui empêche les jeunes moines dynamiques et novateurs de promouvoir la modernisation et les réformes nécessaires. L’utilité de cette hiérarchisation doit être remise en question à la lumière de l’expérience occidentale : puisque chaque pagode n’a besoin que d’un moine supérieur responsable, à quoi bon toutes les autres fonctions ?
5) Vivre le bouddhisme " ici et maintenant "
Finalement, il serait bon que le bouddhisme vietnamien s’inspire de l’attitude pragmatique de l’Occident en abandonnant tout ce qui est superflu et fioritures, et en ne gardant que ce qui est essentiel et utile pour l’homme dans la société d’aujourd’hui. Les fidèles bouddhistes dans leur majorité attendent des religieux et des laïcs qu’ils leur transmettent, à partir de leur compréhension du Dharma et de leur expérience, un bouddhisme à la fois proche et présent, " ici et maintenant ", applicable dans la vie quotidienne et pas seulement sur les lieux de culte.
Conclusion
La voie bouddhiste, qui semblait à première vue bien éloignée des Occidentaux, se révèle, en définitive, très proche d’eux. A l’inverse, les Vietnamiens, auxquels elle paraissait très familière depuis leur tendre enfance, ont, à y regarder de plus près, encore beaucoup de chemin à parcourir.
S’il faut aux premiers le courage d’aborder le bouddhisme, il faut aux seconds le courage de remettre en question leur conception même du bouddhisme.
Toutefois, les uns comme les autres auront beaucoup de choses à s’apporter mutuellement. Ce sera tout particulièrement vrai lorsque les barrières culturelles qui les séparent encore aujourd’hui auront disparu pour les générations futures.
Et si notre hypothèse s’avère exacte, que la transmission du bouddhisme en Occident peut être considérée comme une nouvelle " Mise en Mouvement de la Roue du Dharma ", pourquoi le bouddhisme vietnamien ne pourrait-il pas se raccrocher à cette roue en train de tourner ?
Et comment pourrait-il alors échapper au changement ?...
Trinh Nguyen Phuoc
Août 2000
(Traduction Corinne Segers, révisée par l’auteur – Janvier 2003)
(1) - En pali, l’équivalent sanscrit étant smriti.
(2) - NdT: La langue vietnamienne utilise un système complexe d’appellations. Il n’y a pas de " je ", " tu ", " il ", etc. , immuables mais un éventail de possibilités qui indiquent le rapport entre les interlocuteurs: rapport d’âge, degré de familiarité ou de parenté, statut social ou fonction, et dans une certaine mesure une attitude respectueuse, neutre ou méprisante. Ainsi, un disciple (même âgé) parlant à un moine (même tout jeune) utilisera les termes que les enfants utilisent lorsqu’ils s’adressent à leurs parents.
(3) - Bhandanta en sanscrit : Très Vertueux
(4) - (Maha)sthavira en sanscrit: Ancien, un titre attribué à l’abbé d’un monastère
(5) - Upadhyaya en sanscrit : Très Vénérable
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